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L’envers du miroir

C’est dans les situations exceptionnelles que se révèle le fond de la nature humaine. Notre peuple n’échappe guère à la règle : comme chez tous les autres, on y trouve le meilleur comme le pire. Mais peut être notre tendance atavique à l’exubérance, à l’excès, dans les effusions aussi bien que dans les querelles, nous prédestine-t-elle aux formes les plus extrêmes de l’honneur, mais aussi hélas de l’indignité. N’est-il pas vrai que rien, dans notre pays, ne se passe tout à fait comme ailleurs ?

La cascade de crises existentielles qui a frappé le Liban a donné à voir des trésors d’entraide sociale, d’autant plus providentiels que l’État se désistait lâchement de ses responsabilités les plus élémentaires. Il n’est évidemment pas question ici de ces quelques rations alimentaires distribuées, à grand renfort de publicité, par des personnages ou des groupements politiques qui d’ailleurs se sont bien gardés de récidiver, une fois tiré leur coup médiatique. On pense plutôt aux nombreux bienfaiteurs rigoureusement anonymes se portant au secours des familles nécessiteuses ; à l’essaim d’organisations non gouvernementales s’activant partout ; au formidable élan de solidarité qui, dans les ruines laissées par l’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, a transformé une admirable jeunesse en une armée de terrassiers bénévoles.

Moins reluisantes sont les autres images que renvoie trop souvent le miroir libanais. La moins odieuse est encore celle de ces commerçants sans scrupules jonglant avec les prix à la moindre fluctuation du taux de change, hors de tout contrôle officiel sérieux. Du moins en effet ces rats de rayonnages ne tuent-ils pas, ce sont d’autres qui s’en chargent. Assassins, à leur manière, sont ainsi les Libanais qui drainent vers la Syrie les produits de première nécessité, subventionnés par l’État, et dont manquent cruellement leurs propres compatriotes. Cet ignoble trafic est un véritable coup de grâce porté à une économie nationale au bord de l’agonie ; le plus révoltant cependant est qu’il ne s’agit pas là de vulgaire contrebande, puisque c’est au vu et au su de dirigeants laxistes, couards ou alors carrément complices que se poursuit, nuit et jour, l’hémorragie.

Assassins à leur tour sont ces accapareurs de carburant qui privent même les hôpitaux de fuel et stockent sommairement leur très inflammable magot sans le moindre souci de la sécurité publique. Assassins, de même, les accapareurs de tout acabit : les plus infâmes d’entre tous étant sans conteste ceux qui, aveuglés par le goût du lucre, en viennent à dénier le lait aux nourrissons ou les médicaments aux malades, et tout particulièrement aux cancéreux. Les Libanais ont trop vite applaudi, l’autre jour, le savon que passait le ministre de la Santé à un de ces spéculateurs de mort, pris sur le fait lors d’une descente (dûment télévisée) opérée dans son vaste repaire ; ils ont vite déchanté au spectacle de la vertueuse Excellence rétropédalant éperdument, une fois intervenues les classiques protections partisanes. Ah, ce que c’est que l’autorité de la parole donnée ! Le fraudeur, en effet, s’en est tiré en signant un engagement écrit d’écouler son stock auprès des pharmacies…

Et la justice, dans ce bordélique mépris du bon droit qui sévit à l’échelle du territoire et ne suscite que réactions timides, ou d’intensité variable, de l’appareil judiciaire ? Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement dans un pays où l’on voit les instances politiques et religieuses d’une communauté entière défendre bec et ongles un Premier ministre démissionnaire refusant de se présenter devant un juge d’instruction ? Mais par quelle aberration, en revanche, toutes les mortelles ignominies évoquées ci-dessus peuvent-elles encore figurer, légalement parlant, dans la catégorie des délits et non des crimes ?

Empêcher, ou seulement perturber, l’accès d’une population aux aliments, aux remèdes et autres produits de base, c’est l’encercler, l’assiéger, lui déclarer la guerre. Depuis l’Antiquité, l’histoire de l’humanité est truffée de cette impitoyable arme de combat qu’est un blocus. Que cette arme soit maniée non point par un ennemi extérieur mais du dedans, n’est pas fait pour enjoliver la légendaire spécificité dont se vante le Liban.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

C’est dans les situations exceptionnelles que se révèle le fond de la nature humaine. Notre peuple n’échappe guère à la règle : comme chez tous les autres, on y trouve le meilleur comme le pire. Mais peut être notre tendance atavique à l’exubérance, à l’excès, dans les effusions aussi bien que dans les querelles, nous prédestine-t-elle aux formes les plus extrêmes de...