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Culture - Musique

Wadih Sabra : de l’oubli vers la lumière

Le baryton libanais Fady Jeanbart signe aujourd’hui lundi 23 août à 18h à la résidence Dagher ses deux opus de partitions consacrés aux œuvres du compositeur, fondateur et directeur du Conservatoire libanais.

Wadih Sabra : de l’oubli vers la lumière

Le baryton Fady Jeanbart élève la voix afin que justice soit rendue à celui qu’il qualifie de « père fondateur de la musique savante libanaise ». Photo DR

« Le passé, c’est ce qui a survécu du passé, c’est donc ce qui est une partie du présent », dixit Carl Dahlhaus, l’une des figures majeures de la musicologie du XXe siècle. Remonter les aiguilles du temps ne relève donc pas d’un plongeon simulé dans les époques d’antan, mais d’une prise de conscience d’une distance irrémédiable entre les deux ères. Ainsi, l’exhumation des vestiges musicaux, engloutis à juste titre ou non par la brume de l’oubli exige, d’une part, un travail d’archéologie perspicace et, d’autre part, une exégèse musicologique et sémiologique pointue, voire une analyse herméneutique pour transcender cet « ineffable », comme dirait l’éminent musicologue et penseur français Vladimir Jankélévitch, et en tirer des jugements de valeur. Au Liban, comme en Europe, il n’est pas rare de retrouver dans les pages poussiéreuses de l’histoire le nom de tant d’artistes méconnus que la postérité n’a pas retenu. Wadih Sabra* (23 février 1876-11 avril 1952), reconnu aujourd’hui uniquement comme étant le compositeur de l’hymne national libanais, demeure à la tête de cette liste. Il sombre depuis sa mort en 1952 dans la noirceur sinistre de l’oubli. Face à cette « injustice historique », le baryton Fady Jeanbart décide d’élever la voix afin que justice soit rendue à celui qu’il qualifie de « père fondateur de la musique savante libanaise ». S’étant donné pour ambition d’honorer sa mémoire, il publie aujourd’hui, après deux ans de travail assidu, deux recueils de partitions consacrés aux œuvres de ce compositeur libanais dont le premier opus regroupe des extraits d’airs et de duos pour solistes et chœur tirés des deux opéras, L’Émigré et Les Bergers de Canaan, alors que le second présente une sélection de vingt pièces pour piano.

Détective du passé

Tout commence en 2019 lorsque Jeanbart frappe à la porte de la musicographe libano-française Zeina Saleh Kayali pour tenter d’entreprendre une collaboration musicale avec le Centre du patrimoine musical libanais (CPML). « Durant cet entretien, Fady me demande si le CPML pourrait lui organiser un concert. Je lui explique alors qu’un tel parrainage ne serait possible que si la moitié du répertoire de ce concert est consacrée à des compositeurs libanais », raconte Mme Kayali, vice-présidente du CPML et directrice de la collection Figures musicales du Liban aux éditions Geuthner, qui a invité le jeune baryton à aller consulter les archives du centre. Fiat lux et facta est lux : c’est en dépoussiérant quelques partitions enfouies dans les tiroirs qu’il découvre quelques « pépites » musicales de Wadih Sabra. Il décide donc de se mettre dans la peau du détective du passé et s’attelle à la fouille des archives du CPML où reposent discrètement des dizaines d’autres partitions manuscrites de Sabra. En effet, l’hymne en fa majeur est loin d’être le seul fruit de sa carrière musicale. Compositeur prolifique, son répertoire regorge d’une panoplie d’œuvres musicales, allant des pièces pour instrument soliste aux compositions orchestrales en passant par la musique vocale, dont certaines n’ont jamais vu le jour, alors que d’autres ont été publiées dans des fascicules au début du XXe siècle. Seul (double) bémol : aucune de ces pièces n’a bizarrement été enregistrée du vivant de Sabra qui pourtant, ami avec les autorités coloniales ottomanes et françaises, se réjouissait d’une notoriété de taille, le menant à fonder et diriger la plus haute référence musicale du pays : le Conservatoire national libanais. Comment se fait-il que le disciple même d’Albert Lavignac, cet éminent professeur du Conservatoire national supérieur de musique de Paris (qui eut d’ailleurs Claude Debussy comme élève) qui ne manquait aucune occasion pour recommander le talent de Sabra n’ait obtenu qu’une reconnaissance timide ? Sa musique, qualifiée de « très scolaire et sans éclat » par certains experts, serait-elle vraiment dépouillée d’innovations prodigieuses qui attiraient l’attention des maisons de disque et d’édition ? Selon Jeanbart, il est bien temps de mettre fin à toutes ces polémiques « futiles » : « Qu’on le veuille ou pas, la musique de Wadih Sabra a existé et fait partie du patrimoine musical libanais. Nul n’a le droit de renier le passé de notre pays, nous ne vivons pas dans une dictature culturelle ! » Et de poursuivre : « À l’heure où l’existence même du Liban est menacée, j’ai été à la source de notre musique savante et je l’ai remise au goût du jour. »

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Impartialité absolue

Armé d’une indéfectible rigueur et des plus louables scrupules d’authenticité, et soutenu par Zeina Saleh Kayali, Fady Jeanbart se mit, pendant deux ans sans relâche, à recueillir, réécrire, numériser et classer les partitions manuscrites de Sabra. Un travail de titan où une impartialité absolue prévalait sans l’ombre d’un doute. « Face à cette mine d’or, je suis passé d’une simple consultation des partitions qui vont pour ma voix à un fastidieux travail d’édition. Les manuscrits étaient souvent illisibles où certaines notes de musique ou paroles manquaient. Ce n’est pas pour autant qu’il fallait baisser les bras », explique le baryton libanais. Aidé pour son ami Tony Gemayel, pianiste diplômé du Conservatoire national et copiste musical, il se devait de compléter chacun de ces puzzles afin de restituer « avant tout une vérité historique ». N’épargnant aucun moyen possible pour atteindre ce but, il contacta, entre autres, le Centre culturel turque qui lui procura une copie du livret de l’opéra biblique Les Bergers de Canaan (1917), tiré de la nouvelle en langue turque de Halidé Edib Hanoum (traduite en français par Antoinette Philip de Barjeau), mais aussi la famille Misk, dépositaire du fonds Wadih Sabra au CPML, Hilda Moertsch (décédée il y a un mois), la nièce de Sabra, Samia Haddad Flamant (aujourd’hui âgée de 96 ans), la dernière pianiste vivante à avoir côtoyé Sabra, et Gisèle Touroude (aujourd’hui âgée de 94 ans), la fille de Robert Chamboulan, auteur du livret de l’opérette L’Émigré (1931). « C’était vraiment une course contre le temps, il fallait absolument contacter ces derniers survivants de cette époque qui, seuls, détenaient encore ces informations », affirme Jeanbart clairement ému, avant d’ajouter d’un ton un peu plus sérieux : « L’état civil français était très coopérant contrairement au Liban où la lourdeur administrative rendait les procédures compliquées. »

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Travail d’équipe

En somme, le travail d’édition de Fady Jeanbart, mené d’une façon scrupuleuse à l’instar des éditions européennes, où le moindre détail, allant des accents aux arcades en passant par les alignements des paroles, a été passé au peigne fin, ne peut qu’être salué. « Ces deux ouvrages sont le fruit d’un travail d’équipe sans qui ce projet n’aurait jamais vu le jour. Je tiens à remercier chacun de ses membres, et tout particulièrement Zeina Saleh Kayali, marraine de ce projet, Tony Gemayel, Marc Barakat, Joe Daou, la banque BEMO, et les Fondations RAM et Diane. Je suis fier aujourd’hui de remettre ces volumes entre les mains de tout musicien qui cherche à mieux connaître et valoriser la musique de Sabra », conclut Jeanbart. La signature des deux opus se fera aujourd’hui lundi 23 août à 18h, dans la résidence Dagher à Gemmayzé.

*NDLR : Wadih (Wadia) Sabra écrivait son prénom avec un « a » à la place du « h ». Mais la plupart des écrits journalistiques ou musicaux ont adopté l’orthographe Wadih.

Wadih Sabra ou la recherche d’une identité musicale ?

La musique de Wadih Saba est loin de faire l’unanimité. Qualifié, en 1950, de « précurseur du mouvement musical actuel » par Mary Rieu-Langhade, membre de l’Association de la critique musicale étrangère de Paris, le compositeur de l’hymne national libanais est, aujourd’hui, considéré par certains comme étant le « père fondateur de la musique savante libanaise » (un titre dont Zeina Saleh Kayali est à l’origine) alors que pour d’autres, il fait partie de ces compositeurs libanais de musique dite savante qui ont essayé, tant bien que mal, de réaliser des créolisations musicales appliquant à des mélodies de facture autochtone monodique modale la grammaire harmonique tonale classique européenne. S’agit-il donc d’une « musique savante libanaise » ou plutôt d’une musique néoclassique européenne harmonique tonale intégrant, dans une perspective exotique orientaliste, des bribes de monodies levantines ? Afin d’apporter des éléments de réponse à cette question qui fait débat, il serait intéressant, voire primordial, de définir cet exotisme orientaliste. Le musicologue français Jean-Pierre Bartoli en fait ingénieusement le point dans son article « Propositions pour une définition de l’exotisme musical et pour une application en musique de la notion d’isotopie sémantique ». Ainsi, on comprend que Sabra agit paradoxalement comme un compositeur européen orientaliste qui insère dans ses compositions des parfums musicaux d’Orient. Parfois il va plus loin en harmonisant des chants traditionnels levantins, en les privant de leurs spécificités grammaticales musicales modales, alors que son supposé héritier Toufic Succar a veillé à maintenir certaines de ces spécificités, comme les intervalles de trois quarts de ton, dans ses harmonisations du folklore libanais. Serait-ce cela la mission assignée à la musique savante libanaise ?

« Le passé, c’est ce qui a survécu du passé, c’est donc ce qui est une partie du présent », dixit Carl Dahlhaus, l’une des figures majeures de la musicologie du XXe siècle. Remonter les aiguilles du temps ne relève donc pas d’un plongeon simulé dans les époques d’antan, mais d’une prise de conscience d’une distance irrémédiable entre les deux ères. Ainsi, l’exhumation des vestiges musicaux, engloutis à juste titre ou non par la brume de l’oubli exige, d’une part, un travail d’archéologie perspicace et, d’autre part, une exégèse musicologique et sémiologique pointue, voire une analyse herméneutique pour transcender cet « ineffable », comme dirait l’éminent musicologue et penseur français Vladimir Jankélévitch, et en tirer des jugements de valeur. Au Liban, comme en...
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Super initiative. Ça fait du bien dans ce miasme ambiant de voir qu’il reste des personnes qui gardent le cap. Cela redonne un peu de fierté et de plaisir aux libanais

lila

12 h 16, le 23 août 2021

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Commentaires (1)

  • Super initiative. Ça fait du bien dans ce miasme ambiant de voir qu’il reste des personnes qui gardent le cap. Cela redonne un peu de fierté et de plaisir aux libanais

    lila

    12 h 16, le 23 août 2021

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