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Nos Lecteurs ont la Parole

Nous... Victor Miesel...

C’est dans les pages de L’Anomalie de Hervé Le Tellier que je rencontre Victor Miesel. Ce dernier, écrivain-traducteur, ne connaît aucun succès, jusqu’à la publication de son dernier roman, L’Anomalie. Le roman de Le Tellier raconte l’histoire d’un vol Paris-New York marqué par de violentes turbulences. A bord de ce vol se trouve Victor Miesel, en compagnie de 242 autres passagers issus de différentes cultures et aux multiples perspectives. Il faut imaginer que ce même vol, avec les mêmes passagers et le même équipage, se pose deux fois. D’abord en mars puis en juin 2021. Entre-temps, Victor Miesel écrit L’Anomalie qui devient un livre culte et qui parle de son premier suicide, emblème de son dédoublement, de sa métamorphose.

L’histoire de Victor Miesel et de L’Anomalie sont la mienne et celle de mon peuple. Mon histoire, la voici.

Paris, place des Invalides. Michel me dédicace le premier Code civil français trilingue, traduit vers l’anglais et l’arabe. Le Liban y a contribué autant que la France. Je suis fière. Guillaume est avec nous. Devant l’Hôtel des Invalides, les canons sont muets. J’imagine le bruit d’un coup de canon. Puis celui de tous les canons. Une quinzaine, tirés en même temps. J’ai mal aux oreilles.

Quelques heures plus tard, boum. Double explosion à Beyrouth, proche du record de Hiroshima et de Nagasaki. Le record n’est pas cassé. Médaille de bronze pour Beyrouth. J’imagine un bruit plus fort. Plus fort que tous les « boums » dont j’ai été témoin ou que j’ai imaginés. L’imagination humaine a des limites. La mienne aussi. Je n’ai plus mal aux oreilles.

Insomnie. Une nuit. Deux. Plusieurs. Vaines tentatives de reconstruire l’intensité du grand « boum », comme l’aurait vécu un témoin direct. Je ne suis pas fatiguée. De temps en temps, je tue un moustique. Ça fait du bruit. J’écris. Sur mon ordinateur, c’est mieux. Je peux sauvegarder sur un nuage lointain qui ne connaîtra jamais un boum. Je ne suis pas à l’abri d’un boum qui soit capable d’effriter mes papiers. Pourtant, j’aime le papier. Je n’ai toujours pas sommeil. Suis-je un humanoïde ? Je n’ai pas mal aux oreilles. J’ai mal au cœur. Je pense.

Je relis mes écrits d’avant le boum. Je reconnais mon nom. Je ne me reconnais pas dans les textes. Je ne suis plus la même personne. Le suicide est un acte volontaire. Celui d’un écrivain ne l’est pas, quand il s’accompagne d’une renaissance. Au fil des événements de la vie, un écrivain se réinvente constamment. Il jongle entre suicide et renaissance. Romain Gary et Jésus-Christ. Je ne suis pas écrivaine. Parfois j’écris. Rarement je publie. Plutôt dans la presse. On m’applaudit, on m’insulte. En privé, en public. Un jour lointain, qui sait, je deviendrai écrivaine. Plutôt journaliste. Peu importe. On m’applaudira ou on m’insultera dans les deux cas.

De ma vie antérieure, le Code civil trilingue dédicacé, le dernier objet qui m’appartint pendant quelques heures, avant le boum. Un livre prend vie à partir du moment où il est doté d’une appartenance. Par cette dédicace, cet exemplaire du code m’appartient. Pendant quelques heures. Quelques heures après, il est mon jumeau, né juste avant le nouveau « moi ». Nous avons tous les deux un an. Je le conserve précieusement. De temps en temps, j’ouvre la page de garde pour relire la dédicace. Des fois, je l’évite. De toute façon, je la connais par cœur.

Mon histoire, la voilà. Ce jour-là, avec moi, tout un peuple est mort et né. Tout un peuple commence une seconde vie. Sauf les morts. Les vrais. Eux, ils sont partis. Retrouver peut-être une seconde vie ailleurs. Au paradis. Ou en enfer. Si paradis et enfer il y a. Ce peuple victime est devenu culte aux yeux du monde. Un peuple survivant. Un peuple témoin du pire. Entre-temps, nouveau podium mondial pour le Liban. Une médaille d’or. Celle de l’inflation. Entre la tête et la queue d’un classement, la limite peut être très fine. Boum. Inflation. Crise économique. Crise politique. Double survie. Ou double mort. Ou les deux, en double, triple ou quadruple.

Dans l’anomalie que traverse le Liban, nous sommes tous des personnages de L’Anomalie. Blake, le tueur à gages menant une double vie, ce sont nos politiciens. Slimboy, le chanteur homosexuel las de vivre dans le mensonge et le secret, c’est toute personne qui lui ressemble. Et ainsi de suite.

Ce vol Paris-New York aurait pu être la double explosion de Beyrouth. L’histoire de L’Anomalie serait la même. Les personnages seraient les mêmes. Les conversations seraient les mêmes. Les questionnements scientifiques, religieux, philosophiques et humains seraient les mêmes. L’enquête sans succès sur les causes et les responsabilités des turbulences lors de ce vol serait celle de l’explosion de Beyrouth, sans succès à son tour, du moins en apparence. On aurait sans doute ajouté une mini-intrigue émanant du confessionnalisme quelque part, mais l’essentiel est déjà là.

Tout ce qui relève de l’ordre de la science-fiction aurait relevé d’une réalité. Désormais, nos vies et la réalité de notre pays se rapprochent plus d’une fiction oulipienne que d’autres vies, d’autres réalités. Dans un roman paru le 20 août 2020, donc conçu et écrit avant cette date, et dont l’intégralité de l’action est une projection dans le futur, personne n’aurait prédit l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium quelque part dans le monde. Si Hervé le Tellier avait appris l’existence de ce stock important au port de Beyrouth, il aurait sans doute imaginé le boum et il en aurait fait l’objet de son roman. L’anomalie de Beyrouth aurait toujours retenu l’attention de l’Académie Goncourt. Beyrouth aurait remporté une médaille d’or, une bonne, une vraie, cette fois-ci.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

C’est dans les pages de L’Anomalie de Hervé Le Tellier que je rencontre Victor Miesel. Ce dernier, écrivain-traducteur, ne connaît aucun succès, jusqu’à la publication de son dernier roman, L’Anomalie. Le roman de Le Tellier raconte l’histoire d’un vol Paris-New York marqué par de violentes turbulences. A bord de ce vol se trouve Victor Miesel, en compagnie de 242...

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