2019 était l’année du soulèvement. 2020 celle de la crise économique et financière. Et 2021 est pour l’instant celle de la « question Hezbollah ». Celle-ci n’était pourtant pas au cœur de la thaoura (révolution), le plus souvent évoquée de façon diluée derrière le slogan « kellon yaané kellon » (tous, ça veut dire tous !). De nombreux protestataires préféraient ne pas l’aborder de manière frontale pour ne pas perdre la rue chiite ou tout simplement parce qu’ils considéraient, au fond, que toutes les forces politiques se valaient. Le storytelling considéré à un moment donné comme le plus sérieux concernant les causes du naufrage du pays du Cèdre reléguait lui aussi le plus souvent cette question au second plan, derrière la faillite des banques, la corruption endémique des dirigeants politiques et la pyramide de Ponzi mise en place par le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé.
Mais le « sujet Hezbollah » s’est (ré)imposé de lui-même et de façon brutale à au moins deux reprises : lors de la double explosion du port le 4 août 2020 et lors de l’assassinat de l’intellectuel chiite Lokman Slim, le 4 février dernier. Ces deux événements tragiques ont été perçus par beaucoup comme de sévères piqûres de rappel de ce qu’est la milice chiite et de l’influence qu’elle a dans le pays, ou comme une confirmation qu’elle demeure la principale force contre-révolutionnaire, ce qu’elle s’est employée à démontrer tout au long du soulèvement.
Un an après la déflagration, il n’y a toujours pas de preuves formelles d’une implication directe du parti de Dieu, mais tout un faisceau d’indices qui suffit à le pointer du doigt pour une partie importante de la population. Une enquête de la chaîne al-Jadeed a révélé en janvier que les véritables propriétaires du nitrate d’ammonium, cette matière explosive qui a été stockée dans le port de Beyrouth, seraient des hommes d’affaires syro-russes proches du régime de Damas, ce qui laisse penser que la cargaison du Rhosus était dès le départ destinée à atterrir au Liban pour être acheminée en Syrie. Compte tenu de la proximité entre le Hezbollah et le régime syrien, mais aussi du fait que la milice chiite est accusée par Washington d’avoir possédé plusieurs dépôts de nitrate d’ammonium en Europe, et enfin de son influence supposée – pas complètement démontrée, faute d’informations recoupées – dans le port, il est tout de même assez improbable que le Hezbollah ne soit aucunement impliqué dans cette affaire. Pour l’instant, les juges d’instruction Fadi Sawan puis Tarek Bitar n’ont pas mis en cause des membres du parti. Mais parmi les personnalités dans le viseur du juge Bitar figurent le chef de la Sûreté générale Abbas Ibrahim, proche du parti chiite, mais aussi les anciens ministres Ali Hassan Khalil (Amal) et Youssef Fenianos (Marada), tous les deux sanctionnés par Washington en raison de leur proximité avec le Hezbollah.
Ce dernier cherche clairement à limiter l’étendue de l’enquête, comme il l’avait déjà fait par le passé concernant le Tribunal spécial pour le Liban, à la suite de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Dans son dernier discours, Hassan Nasrallah a proféré des menaces à peine voilées contre le juge Bitar comme pour lui signifier qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux. Mais ce recours permanent à l’intimidation, dont le Hezbollah n’avait même plus besoin entre 2016 et 2019, témoigne de la fébrilité actuelle du parti. Acculé, il est contraint d’utiliser les seules armes qu’il lui reste : l’invective et la violence.
C’est la même logique qui a probablement conduit à l’assassinat de Lokman Slim au Liban-Sud, dans une région contrôlée par le parti. Son élimination était notamment analysée à l’époque comme une volonté de faire taire les voix dissidentes dans la rue chiite, de plus en plus nombreuses à remettre en question sa politique. Ce dernier est en train de subir un isolement progressif sur la scène politique libanaise, qui peut l’amener en conséquence à se montrer plus agressif. Le parti pro-iranien n’est pas en train de s’effondrer et a les moyens de rester dominant dans un contexte qui lui est beaucoup moins favorable. Mais il avait réussi ces dernières années à domestiquer la scène politique libanaise et à profiter ainsi d’une double couverture sunnite et chrétienne qui lui permettait de s’imposer comme le maître du jeu sans même avoir besoin de mettre en avant ses méthodes miliciennes.
Cette période semble avoir pris fin depuis l’insurrection de 2019 et encore plus depuis quelques mois. Deux faits récents permettent d’en rendre compte : le nombre non négligeable de slogans appelant à mettre fin à « l’occupation iranienne » lors de l’anniversaire de l’explosion du port et, beaucoup plus inquiétant pour le parti, l’interception d’une de ses camionnettes transportant un lance-roquettes dans le village druze de Chouaya (Hasbaya).
Cela témoigne, là aussi, de deux évolutions : la montée en puissance d’un sentiment d’hostilité envers le parti, particulièrement au sein de la rue chrétienne, en témoignent les prises de parole de plus en plus vindicatives du patriarche Béchara Raï ; la perte d’aura de la « résistance », dont la cause ne justifie plus, pour une partie de la population qui lui était pourtant favorable, qu’on lui sacrifie tout et en passant le Liban.
Si la dynamique actuelle se poursuit, le Hezbollah risque de se retrouver seul contre tous sur la scène libanaise. La stratégie américaine visant à sanctionner tous ceux qui s’allient au parti visait cet objectif. Mais c’est l’effondrement du Liban qui a surtout eu un véritable effet en la matière. Ses principaux alliés, le Courant patriotique libre (CPL) et Amal, sont en perte de vitesse et eux-mêmes à couteaux tirés. Le premier ne ménage plus ses critiques à l’égard du parti chiite tandis que le second ne lui reste fidèle que par pragmatisme et pourrait évoluer en fonction de la situation (la façon dont Nabih Berry a pris ses distances avec son parrain syrien depuis 2011 en est la meilleure illustration). Le Hezb ne peut pas non plus compter sur le soutien de Saad Hariri et de Walid Joumblatt qui, s’ils sont attachés à préserver un modus vivendi avec lui depuis des années, lui restent fondamentalement hostiles.
Même les formations issues de la société civile, ou au moins une partie d’entre elles, sont en train de faire évoluer leur rhétorique sur ce sujet et se montrent nettement plus fermes qu’en 2019. Comment le Hezbollah va-t-il réagir à toutes ces transformations ? Peut-il être amené à durcir le ton et à employer des moyens plus miliciens pour faire taire la rue, à l’image de ce que font les obligés de Téhéran en Irak ? De la réponse à ces questions devrait dépendre une partie des échéances politiques de 2022, année qui pourrait être celle d’un début de renaissance ou au contraire de la victoire du désespoir.
commentaires (17)
toutes les militias avec armes doivent disparaître, inclus "Amen el dawleh"(!)... sinon,pourquoi un état de droit,une armée? sur nous uniquement,pour nous sucer le sang?!
Marie Claude
08 h 18, le 13 août 2021