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Culture - Installation

Quinze artistes habillent l’immeuble Boulos Fayad de leurs bannières en pleurs

Pour commémorer la double explosion du 4 août, 15 artistes ont répondu présent à l’initiative lancée par la famille Fayad et suspendu leurs bannières peintes – treize mètres de long par un mètre cinquante de large chacune – sur les façades de l’immeuble familial situé à 100 mètres des quais du port de Beyrouth. WAJIHĀT, le titre de l’événement, peut se traduire par façades, ou point de vue ou encore en face. « Ce n’est pas une exposition, c’est un témoignage, un cri à l’unisson », affirment les organisateurs.


Quinze artistes habillent l’immeuble Boulos Fayad de leurs bannières en pleurs

« Ce n’est pas une exposition, c’est un témoignage, un cri à l’unisson », affirment les organisateurs de l’installation WAJIHĀT sur l’immeuble Fayad. Photo Michel Sayegh

C’est un immeuble pas comme les autres. Construit dans les années 30 par Boulos Fayad et visible sur ses quatre flancs, il s’inscrit dans le quartier de Saïfi, à 100 mètres à vol d’oiseau des quais séparant les bassins 1 et 2 du port, et abrite plus de 70 bureaux. Des locataires certes, mais surtout une communauté devenue une grande famille. Pour exprimer d’abord dignement et avec décence leur solidarité aux familles des victimes du 4 août, pour crier ensuite leur indignation et incompréhension face aux institutions étatiques qui leur ont refusé toute aide financière afin de reconstruire et réhabiliter l’immeuble fortement endommagé par la double explosion du 4 août, la famille Fayad et à leur tête les trois filles de feu Halim Fayad (fils de Boulos Fayad), Joumana Fayad-Youssévitch, architecte d’intérieur ; Nicole Fayad, consultante en gestion et finances ; et Marie-Gabrielle Fayad-Daniels, graphic designer, ont entrepris, avec le soutien et la collaboration de la galeriste Nadine Majdalani Begdache et son équipe de la galerie Janine Rubeiz, une démarche afin d’honorer la mémoire des victimes du 4 août 2020. Quinze artistes ont habillé les façades de l’immeuble, entre les fenêtres, de linceuls colorés à l’encre des larmes, laissant leur douleur et leur tristesse à la portée de tous les passants, toutes les familles des victimes, tous les écorchés vifs, et tous les survivants. L’installation a eu lieu hier jeudi 5 août.

« Ce n’est pas une exposition, c’est un témoignage, un cri à l’unisson », affirment les organisateurs de l’installation Wajihat sur l’immeuble Fayad. Photo Michel Sayegh

Une famille pour soutenir toutes les autres
« Une année s’est écoulée et le courroux du peuple laisse toujours les responsables indifférents. Alors, nous exprimer avec de la colère était vain, confie Joumana Fayad-Youssévitch. Voyant arriver le 4 août 2021 et craignant que cette date ne soit pas appréhendée avec tout le travail de mémoire et les hommages qui lui sont dus, il nous a fallu réagir, comme tant d’autres. Nous avons alors opté pour un mode de manifestation, digne et décent, celui du témoignage en silence et avec respect », indique-t-elle. « Lorsque que mon père, qui avait consacré sa vie à la bonne gestion de cet immeuble, établissant des rapports amicaux avec tous les locataires, s’est vu refuser tout soutien, toute solidarité, pour remettre l’immeuble en état (après l’avoir maintes fois fait dans le passé suite à la guerre civile et aux multiples explosions), son état de santé s’est détérioré et son cœur a lâché. Nous, sa famille, n’allions pas lâcher ! Il avait, de surcroît, toujours été un mécène silencieux et discret, avait établi un partenariat entre le Rotary Club et le Conservatoire libanais de musique, avait contribué à la réalisation de concerts hors les murs et s’était chargé de promouvoir les jeunes artistes. Quant à ma mère, elle nous a toujours initiés à l’art. Ma sœur est moi étant dans le domaine artistique, l’initiative n’était que naturelle et bienvenue de la part de la famille », déclare l’architecte d’intérieur.

Des bannières peintes par des artistes pour rendre hommage aux victimes de l’explosion du 4 août et à leurs familles. Photo Michel Sayegh

L’art à l’unisson

« C’est après une nuit d’insomnie que le projet prend forme, ajoute Joumana Fayad. Très vite, il est cautionné par la famille et par le groupe proche, mais il nous paraissait simplement insurmontable de gérer cette folle idée à nous seules. Alors, spontanément, Nicole qui avait reçu un témoignage touchant de la part de Nadine Begdache lors de l’explosion du 4 août 2020, propose que l’on fasse appel à son expérience. Il était entendu que ce ne serait pas une opération menée par une galerie, ni un événement culturel avec vernissage et promotion, mais une simple initiative montée par la famille et menée par Nadine Begdache coordinatrice et collaboratrice, le chef d’orchestre en quelque sorte. La galeriste se charge de nous faire rencontrer des artistes, nous en sélectionnons d’autres, nous trions, nous contactons tous nos amis artistes, certains n’étaient malheureusement pas disponibles, comme Yazan Halawani et Zeina Abirached. »

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Certains artistes ont réalisé les œuvres dans leurs ateliers, d’autres se sont vu offrir des locaux vides dans l’immeuble Fayad et ont travaillé à la lumière du jour (par manque de courant). « Le thème était évidemment libre, nous n’avions aucun droit de regard, ajoute Joumana Fayad, mais une seule ligne rouge était établie et infranchissable : cela ne devait pas être personnifié, pas de connotations ni religieuses ni politiques, pas d’insultes ni de doigt d’honneur, pas d’attaques violentes et de paroles gratuites. Il fallait que cela reste digne et respectueux, à l’image de la douleur des familles. Les œuvres sont réalisées sur un Flex (sorte de vinyle), un support qui prend toutes les matières, la toile n’était pas garantie pour résister au vent », raconte la jeune femme. Et de préciser : « La société Tinol a offert la peinture, le groupe Gezairi et à sa tête Mona Bawarshi, une des plus anciennes locataires, de même que Soha et Johnny Farah, la société Domtex, ont tous contribué au financement. Habib Debs, tout en discrétion, est intervenu au niveau de l’autorisation du mohafez. La société Colortek a proposé ses meilleurs prix pour les brosses et autre matériel et Print Works a offert ses services. Le projet a pu donc être enclenché... »


Gros plan sur les œuvres peintes de Lilia Benbelaïd, Rached et Dalia Bohsali, Joseph Harb et Ahmad Ghaddar (de gauche à droite). Photo DR

« Game over »
Ils ont entre 24 et 60 ans – Lilia Benbelaïd est née en 1991, Dalia Baassiri en 1981, Hanibal Srouji et Rached Bohsali en 1957 – les artistes qui participent à ce témoignage différent et digne.

Pour Sami Alkour, l’exode massif de la population libanaise n’était pas sans lui rappeler la forte migration des poissons. Ces derniers occupent ainsi une place symbolique et primordiale dans son œuvre. La motivation de Ali Allouch n’était pas de capturer le moment tragique, mais plutôt de représenter l’espoir de bonheur encore possible dans le cœur des gens. Il a alors peint le vieux Beyrouth avec ses demeures traditionnelles. Pour Lilia Benbelaïd, l’acte de dessiner est une analyse subjective des paysages qui composent la ville. Chaque esquisse provoque la curiosité et sauvegarde les souvenirs.

Game over est le titre qu’a choisi Imad Fakhry. C’est le message qui s’affiche dans un jeu vidéo lorsque la partie est terminée (que ce soit parce que le joueur a perdu, ou quand le jeu est fini, accompli). Le 4 août a changé à jamais la façon dont Dalia Baassiri perçoit le verre. Au cours de l’explosion, il s’est rapidement transformé de bouclier protecteur en armes meurtrières. Le verre brisé a détruit des milliers de foyers et des dizaines de vies en quelques secondes. Son œuvre Scratched, Not Broken présente une image aérienne aux rayons X de la ville, pour tenter de la sonder, de la cerner.

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Dans son œuvre, Ahmad Ghaddar confronte les responsables avec sarcasme et ironie pour avoir impunément camouflé le crime au peuple. Il reste, semble leur dire l’artiste, un certain nombre de choses encore à effacer avant que le crime ne soit dévoilé.

La perfection n’est pas le but de Joseph Harb puisque rien n’est parfait dans ce monde. Sa peinture raconte une histoire. Celle d’une horloge qui s’est arrêtée à 18h07. Pour Hanibal Srouji, son œuvre d’art peinte principalement à la main est une intention de toucher à la « baraka ». Son « Golden Glow » se veut un message de paix. Les émotions toujours très douloureuses, liées à ce rendez-vous fatidique, sont difficiles à mesurer, même un an plus tard. Le format long et étroit a suggéré à Leïla Jabre Jureidini l’espace occupé par un Liban en chute libre. Les fragments brisés s’accumulant au fond. Dans les méandres des ténèbres ?

Rien n’a résisté au 4 août sauf un oiseau de paix qui toutefois demeure dans l’œil du viseur de Rached et Dalia Bohsali. Semaan Khawam s'est, lui, interrogé sur la condition humaine. Quant à Youssef Aoun et Fadi el-Chamaa, ils ont exprimé leur trop-plein et une accumulation d’absurdités et d’horreur plus que le peuple ne peut supporter. Et Élie Bourgély pleure les enfants de sa ville quand « le chêne enterre son olivier et que la bête se cache derrière sa lâcheté »...

Les artistes participants
Sami Alkour, Ali Allouch, Youssef Aoun, Dalia Baassiri, Lilia Benbelaïd, Rached et Dalia Bohsali, Élie Bourgély, Fadi el-Chamaa, Imad Fakhry, Ahmad Ghaddar, Hanibal Srouji, Joseph Harb, Leila Jabre Jureidini, Semaan Khawan.

C’est un immeuble pas comme les autres. Construit dans les années 30 par Boulos Fayad et visible sur ses quatre flancs, il s’inscrit dans le quartier de Saïfi, à 100 mètres à vol d’oiseau des quais séparant les bassins 1 et 2 du port, et abrite plus de 70 bureaux. Des locataires certes, mais surtout une communauté devenue une grande famille. Pour exprimer d’abord dignement et avec...

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