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Nos Lecteurs ont la Parole

Un assassinat psychique ...

Le 4 août 2020 a renversé la donne au Liban. Le 4 août 2020 n’est pas seulement l’histoire des 206 victimes tuées, des 6 500 blessés et des 300 000 déplacés ; le 4 août 2020, c’est une multitude de petites et grandes histoires qui ont placé des milliers de personnes dans un état de sidération psychique, de méconnaissance de soi, de rupture avec soi, de désorganisation intérieure, de désorganisation familiale, de rupture meurtrière avec le pays.

« La ville est une ville fantôme, les gens ne sont plus les mêmes, c’est la première fois que je sens que je veux partir au plus vite », me dit une amie expatriée, confrontée à l’insoutenable basculement de Beyrouth et à notre basculement à nous tous. Non, il ne fait plus doux de revenir. Les nouveaux rires que nous essayons de produire éclatent, au fait, mensongers au-dessus des images de morts, de blessés, de sang, de devantures éventrées, de verres brisés qui m’assaillent personnellement quand je me rends à Mar Mikhaël…

Résurgence du 4 août 2020 ; oui, j’y avais accouru, oui, d’autres personnes y étaient aussi. Non, les pubs de Mar Mikhaël n’ont plus le même charme. Aujourd’hui, ils nous trahissent, ils recèlent les échos de la terreur, des cris, des drames ; oui, nous y buvons la tragédie de Beyrouth.

Ainsi, si la ville de Beyrouth constituait une enveloppe physique et psychique pour ses habitants, les citadins ont été confrontés à une explosion organique et mentale de cette enveloppe. Par ailleurs, les habitants, les familles, les amis représentant aussi les uns pour les autres un cadre contenant, une enveloppe, sont désormais intérieurement décomposés, désorganisés, hantés. Non, on ne meurt pas explosés à 2, 3, 15, 22, 38, 60 ans… devant ses jeunes parents affolés, impuissants, devant ses très jeunes enfants soumis à l’horreur du souffle qui a charcuté sous leurs yeux leur mère, leur père, avant l’heure, à pas d’heure, les faisant basculer dans l’impensable, dans l’irreprésentable, bousculant traîtreusement leurs représentations des circuits naturels de la vie et de la mort.

M.K. a perdu sa sœur dans la double explosion : « Depuis ce jour-là, j’ai développé une hyperagitation, une énergie anxieuse. Je me sens désorientée. Je sens que je vais perdre la tête. Je n’arrive plus à être disponible ni pour mes enfants ni pour mon mari », souligne-t-elle dans les mois qui ont suivi l’événement. Après un long combat intérieur, elle, qui n’a pas d’antécédents de problèmes de santé mentale, s’est finalement résolue à prendre un antidépresseur et se bat désormais pour gagner quelques heures de sommeil au prix de somnifères et d’anxiolytiques.

Le cas de M.K. est loin d’être isolé. Le sentiment d’angoisse, d’effondrement et de désorganisation intérieure atteint beaucoup de personnes. Si des enfants habitant dans le périmètre du port ont développé une peur de l’orage en hiver, les adultes qui sursautent au moindre éclat, au moindre coup entendu, ne souffrent pas nécessairement uniquement du syndrome de stress post-traumatique. Face à la déliquescence étatique, au règne des milices et à l’hypothèque du pays par le projet hégémonique iranien, le sursaut d’angoisse vient témoigner d’une conscience justifiée que du nitrate d’ammonium ou d’autres armes de destruction massive peuvent être stockés en toute impunité, n’importe où ailleurs dans le pays, que des personnalités politiques à l’instar de Lokman Slim peuvent être en train d’être kidnappées et liquidées quelque part, que des citoyens comme Joe Bejjani peuvent être en train d’être tués au moment même, à quelques pas de là, tout en sachant que les frontières du pays, à l’instar du port de Beyrouth, bénéficient d’une sécurité réduite, qu’elles sont poreuses et soumises au règne de la contrebande milicienne.

Le citoyen-objet, coupable d’années de silence, de son vote de complaisance avec le système politique, mais aussi victime complice de la gangrène du clientélisme et de la corruption endémiques qui assiègent depuis des années les institutions étatiques, se noie aujourd’hui dans un cycle de destruction et d’autodestruction. Pourtant, maintes fois il avait tenté de s’en dégager et maintes fois il avait été interrompu. L’avertissement était meurtrier : une série d’assassinats politiques qui abattaient criminellement, les uns après les autres, penseurs, intellectuels et voix libres.

Ils auront ainsi programmé le citoyen libanais à fonctionner ahuri, sidéré, par automatisme. Après l’essoufflement de l’intifada du 17 octobre 2019, le 4 août 2020 aura eu définitivement raison des derniers résistants. Les persiennes des appartements se ferment aujourd’hui les unes après les autres. Le cœur lourd, les citoyens quittent le Liban à la recherche de pays d’adoption garants de la préservation de leur dignité et de leurs droits humains fondamentaux : la sécurité physique, le système de santé, l’éducation…

Le mandat de Michel Aoun aura ainsi sacralisé l’occupation iranienne du pays, sa dépossession identitaire et culturelle, consacré la défiguration de Beyrouth, indifférent au meurtre des 206 victimes, aux blessures des 6 500 personnes et aux blessés psychiques du Liban. Pourtant, certains de nous sont encore là. Nous militons toujours en leur crachant à la figure, avec détermination : justice, un jour, nous sera rendue.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Le 4 août 2020 a renversé la donne au Liban. Le 4 août 2020 n’est pas seulement l’histoire des 206 victimes tuées, des 6 500 blessés et des 300 000 déplacés ; le 4 août 2020, c’est une multitude de petites et grandes histoires qui ont placé des milliers de personnes dans un état de sidération psychique, de méconnaissance de soi, de rupture avec soi, de désorganisation...

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