Le président libanais Michel Aoun a estimé mardi, dans un discours prononcé à la veille de la première commémoration de la double explosion meurtrière au port de Beyrouth, que vu qu'il s'est lui-même mis à la disposition de la justice et a accepté de témoigner devant le juge chargé de l'enquête sur ce drame, aucun responsable n'a d'excuse pour faire valoir son immunité. Dans un discours pré-enregistré au palais de Baabda, le chef de l'Etat a dans ce contexte appelé pour que l'enquête soit menée "de manière impartiale et courageuse" et exprimé l'espoir que les manifestations, attendues en nombre demain à Beyrouth pour réclamer justice pour les victimes du drame du 4 août 2020, "éviteront tout comportement qui pourrait être exploité pour mettre en danger la sécurité et la stabilité".
La population libanaise dénonce la lenteur des investigations. Aucun haut responsable libanais n'a en effet été pour l'heure entendu. Le juge d'instruction près la cour de justice, Tarek Bitar, qui est chargé de l'enquête, avait pourtant demandé il y a un mois la levée de l’immunité de quatre anciens ministres, dont trois députés actuels, et de responsables sécuritaires pour les mettre en examen et engager des poursuites à leur encontre pour "éventuelle intention d'homicide, négligence et manquements" à leurs responsabilités. Mais il fait depuis face à une levée de boucliers de la part des responsables politiques. Tentant de court-circuiter cette procédure, plusieurs députés, dont des parlementaires relevant des groupes du président du Parlement Nabih Berry et du leader du courant du Futur Saad Hariri, ont signé une pétition pour que les responsables en question soient poursuivis devant la haute cour chargée de juger les ministres et le président de la République. Cette pétition a suscité un tollé dans le pays et, depuis, le groupe parlementaire haririen a proposé un amendement de la Constitution afin que soient levées les immunités de tous les responsables politiques, sécuritaires et judiciaires, y compris celle du chef de l'Etat. Cette idée a été soutenue notamment par Nabih Berry, tandis que le courant aouniste et les Forces libanaises prônaient plutôt un vote en séance plénière sur la levée des immunités.
Réagissant à ces derniers développements, le président Aoun, qui avait affirmé dans la foulée du drame avoir été au courant de la présence dans le port des matières à l'origine de l'explosion mais ne pas disposer des prérogatives nécessaires pour ordonner leur évacuation, s'était dit prêt la semaine dernière à témoigner devant le juge Bitar si celui-ci le souhaitait.
Négligences et incompétences
Mardi soir, le chef de l'Etat a entamé son discours en rendant hommage à "l’âme de chaque martyr de cette grande tragédie" et en compatissant avec toutes les personnes qui "ont été blessées, handicapées ou ont perdu un être cher, un parent ou une maison". Il a affirmé que Beyrouth "ressuscitera, que la vérité émergera et que chaque responsable recevra la punition qu’il mérite".
"Le 4 août de l'année dernière, un tremblement de terre sans précédent s'est produit dans l'histoire du Liban. Ce jour-là, le visage de Beyrouth s’est déchiré, de nombreux cœurs se sont brisés et des vies innocentes ont été fauchées", a regretté Michel Aoun, estimant que la catastrophe du 4 août a été provoquée "par une série de négligences et d'incompétences, accumulées au fil des ans et à différents niveaux". "Les responsables auraient dû prendre des mesures concrètes pour éliminer le danger que représentait le stockage des matières à l'origine de la catastrophe", à savoir 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées dans le hangar n°12 du port depuis 2014. Il a affirmé "ressentir la colère légitime" des familles des victimes, ainsi que leur "amertume et leur douleur", comprenant que ces sentiments "ne feront que s’exacerber au fil des jours", si les proches "n'ont pas l'impression que des actions concrètes sont prises pour demander des comptes aux coupables, qu'ils soient impliqués intentionnellement ou par négligence". Il a dans ce cadre affirmé "l’absolue nécessité d’une enquête impartiale et courageuse qui puisse déboucher sur des procès équitables".
"Soutien absolu" au pouvoir judiciaire
"Seul un pouvoir judiciaire fort, qui ne recule devant aucune autorité et qui ne craint ni les immunités ni les protections, pourra rendre justice et exiger des comptes aux responsables de cette explosion", a lancé le chef de l'Etat. Il a aussi appelé ce pouvoir judiciaire à "aller au bout de ses enquêtes", l'assurant de "son soutien absolu". "Quand le chef de l'État se met à la disposition de la justice et propose de faire sa déposition, plus personne n’a d'excuse pour s'octroyer une quelconque immunité ni pour s'armer d'arguments juridiques ou politiques afin de ne pas se soumettre à l'enquête", a-t-il estimé.
"Le juge d'instruction près la cour de justice et le pouvoir judiciaire se doivent de découvrir la vérité, conduire le procès et rendre un jugement juste dans un délai acceptable. Toute justice différée reste une justice imparfaite", a déclaré le chef de l'Etat. Il a ajouté "ne voir aucune raison qui empêcherait le juge d'interroger toute personne dont il estime que le témoignage est utile à l'enquête", demandant que cette instruction suive son cours "loin de toute pression".
Commentant par ailleurs la mobilisation prévue demain dans les rues de Beyrouth, Michel Aoun a exprimé l'espoir que les manifestants "éviteront tout comportement qui pourrait être exploité pour mettre en danger la sécurité et la stabilité, ce qui pervertirait le sens de ce tragique souvenir".
Main dans la main
Le président Aoun a en outre évoqué la formation du nouveau gouvernement, attendu depuis près d'un an, affirmant qu'il travaillait "main dans la main" avec le Premier ministre désigné Nagib Mikati. Il a ajouté que "conformément aux exigences de la Constitution", il va s'efforcer de "lever tous les obstacles" se dressant face à la mise sur pied du cabinet. Cette équipe devra, "grâce à l'expertise, les compétences et l'intégrité de ses membres, mettre en œuvre le programme de réformes requis et bien connu". Ces réformes, rappelle-t-on, sont réclamées par la communauté internationale comme condition à toute aide financière.
M. Mikati a été désigné Premier ministre il y a deux semaines, après la récusation de l'ancien Premier ministre Saad Hariri, qui est resté empêtré pendant des mois dans un conflit politique et personnel avec le président et son camp. Les tractations soutenues entre MM. Mikati et Aoun semblent également buter sur plusieurs problèmes, notamment la question de l'attribution du portefeuille de l'Intérieur, essentiel avant les échéances électorales de 2022.
Face aux crises et à la double-explosion, le chef de l'Etat a enfin promis qu'"en formant un gouvernement prometteur et en préparant des élections législatives qui sèmeront les graines d'un vrai changement", le Liban pourra "sortir progressivement de la crise qui déchire notre patrie, nos cœurs et nos vies".
Parallèlement au discours du président, des activistes du Courant patriotique libre, dont il a été le fondateur, ont organisé une cérémonie de commémoration dans le quartier d'Achrafieh.
Qu’il regarde la télé en direct dès qu’il se sera réveillé de sa sieste de l’après midi, il comprendra peut être ce qu’il a fait du Liban
15 h 32, le 04 août 2021