Dernier développement en date dans l’enquête libanaise visant le gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé : il sera auditionné début août par le procureur adjoint près la Cour de cassation, Jean Tannous, pour « détournement de fonds publics, enrichissement illicite, blanchiment d'argent et évasion fiscale ». Des chefs d’accusation dont les peines associées peuvent aller jusqu’à 10 ans de prison, selon une source judiciaire proche de l’enquête. Longtemps porté aux nues pour avoir maintenu la stabilité financière dans le pays, le gouverneur est aujourd’hui conspué par une partie de la population, qui le considère comme responsable de l’effondrement du système bancaire.
L’enquête libanaise a été ouverte par le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, suite à une instruction judiciaire menée par le ministère public de la Confédération helvétique (MPC) pour soupçons de « blanchiment d’argent aggravé en lien avec de possibles détournements au préjudice de la Banque du Liban ». Selon la demande de coopération judiciaire adressée par le parquet suisse à la justice libanaise en janvier, dont une copie a fuité en avril, l’investigation du MPC porte sur des transferts suspects de plus de 330 millions de dollars américains réalisés à partir d’un compte de la Banque centrale entre 2002 et 2014, dans le cadre d’un contrat de courtage sur des Eurobonds et des bons du Trésor signé entre la BDL et Forry Associates Ltd (Forry). Le bénéficiaire économique de cette société, enregistrée aux îles Vierges Britanniques en 2001, est le frère du gouverneur Raja Salamé. Toujours selon les informations de la requête suisse, l’argent a ensuite circulé vers des comptes de Raja Salamé en Suisse puis au Liban, ainsi que vers des entreprises liées à Riad Salamé et Marianne Hoyek, conseillère senior à la BDL et assistante du gouverneur (voir schéma). Un montage qui a soulevé de nombreuses questions, notamment sur le rôle réel de l'entreprise dans la gestion des outils financiers, l’opacité autour du contrat, les procédures de son attribution, l’empilement des structures off-shore, ou encore les risques de conflits d’intérêts.
La piste de l'évasion fiscale
Si l’enquête libanaise se base sur les informations communiquées par le Parquet suisse, « son champ est beaucoup plus large (…), car nous y incluons notamment les montants réintégrés dans le système financier libanais », avait affirmé Jean Tannous au Commerce du Levant en avril dernier. Les quatre chefs d’accusation retenus pour l'instant contre Riad Salamé permettent de mieux cerner les pistes envisagées dans la détermination de l’infraction d’origine commise au Liban, dont le bénéfice aurait ensuite été dissimulé ou blanchi via un circuit de flux financiers passant par des banques suisses, puis investis dans l’immobilier en Europe.
L’évasion fiscale constitue ainsi une des pistes : « C'est un des actes constitutifs principaux du blanchiment d’argent selon l’article premier de la loi n° 44/2015 », explique Karim Daher, avocat au Barreau de Beyrouth et membre du FACTI Panel de l’ONU. Concrètement, dans le cas du contrat signé avec Forry, l’évasion fiscale pourrait intervenir dans au moins trois cas de figures. « Premièrement, les bénéfices de la société Forry, plus de 300 millions de dollars entre 2002 et 2014, sont imposables à un taux de 17% d’après les articles 3 et 32 de la loi de l’impôt sur le revenu. En effet, même s’il s’agit d’une société étrangère, elle est considérée comme « résidente de fait » au Liban, puisqu’elle y a exercé une activité régulière et que son revenu provient d’une opération d’intermédiation intervenue sur le territoire libanais et bénéficiant à une caisse publique », dit Karim Daher. Le deuxième cas de figure concerne l’argent des commissions, qui a ensuite été transféré et distribué en Suisse à l’actionnaire unique de Forry, Raja Salamé, qui serait aussi résident fiscal libanais. « En tant que tel, il est assujetti à un impôt sur les revenus de capitaux mobiliers étrangers, conformément aux dispositions des articles 77 et suivant de la même loi de l’impôt sur le revenu, dans la mesure où les redistributions des dividendes des sociétés étrangères sont imposables à 10% », poursuit-il. Enfin, dernier cas de figure, les versements de Raja Salamé, directement ou par le biais de Forry, de presque 10 millions de dollars à des sociétés dont Riad Salamé est l’ayant droit économique unique. « S’il s’agit d’un don, il est assujetti à une taxe comprise entre 9 et 24%, s'il est réalisé entre frères, ou 45%, s'il se fait à travers des structures opaques, selon le décret-loi n°146 du 12/1959 », conclut l'avocat.
Au-delà de l’évasion fiscale, ces transferts qui ont transité de Forry à des sociétés liées à Riad Salamé resteraient problématiques, même dans le cas où il s’agirait d’une rétrocession de commissions. « Cela pourrait constituer une infraction à l’article 20 du Code de la monnaie et du crédit, selon lequel le gouverneur ne peut pas toucher des intérêts d’une entreprise privée. Cela pourrait être aussi sanctionné par le Code pénal pour abus de poste et trafic d’influence », poursuit Karim Daher.
Le « détournement de fonds publics » constitue une piste parallèle à celle de l'évasion fiscale dans la détermination de l'infraction d'origine. L'enjeu de l'enquête est en effet de savoir si c’est la Banque du Liban qui a payé les commissions à Forry sur la vente des titres financiers, ou bien si ce sont les banques commerciales et sociétés financières à qui ces titres ont été vendus, qui ont déboursé l’argent. Une hypothèse alors défendue par Riad Salamé à la presse, qui affirmait au journal français Le Figaro qu’il y avait « une confusion grossière entre les fonds qui appartiennent à la Banque du Liban et ceux qui y transitent ».
Le bureau de Riad Salamé n’a pas répondu à nos sollicitations, mais interrogé à différentes reprises sur l’origine de sa fortune, le gouverneur répète inlassablement que son patrimoine, estimé selon lui à 23 millions de dollars en 1993, a été accumulé avant sa prise de fonctions à la Banque du Liban, lorsqu’il était banquier d’affaires. « Le gouverneur est aujourd’hui face à un véritable champ de mines. La nouvelle loi 189 du 16 octobre 2020 considère l’enrichissement illicite comme un crime en soi et prévoit désormais un renversement de la charge de la preuve. C’est-à-dire que c’est désormais à Riad Salamé - qui bénéficie toujours de la présomption d'innocence et n’est encore que suspect - de prouver qu’il y a une correspondance entre ses revenus de base et son patrimoine », explique Karim Daher.
Trois suspects révélés et des demandes d’entraide à l’international
L’audition de Riad Salamé, entendu comme « suspect » dans l’enquête libanaise, est « un cheminement logique de l’investigation, faisant suite aux éléments de preuves rassemblés ces trois derniers mois », explique la source judiciaire précitée, soulignant que sa participation est à ce stade obligatoire, et qu’il pourrait faire appel à un avocat. Raja Salamé et Marianne Hoyek, dont les domiciles ont par ailleurs été perquisitionnés, figurent aussi dans la liste des suspects selon la source précitée. Les chefs d’accusation retenus à leur encontre n’ont cependant pas été révélés. « L’enquête préliminaire inclut d’autres suspects, aussi bien des personnes morales que physiques », affirme la source judiciaire, sans préciser leur identité. Les locaux des auditeurs de la Banque centrale, les cabinets Deloitte, Ernst & Young, ont aussi été perquisitionnés, selon la même source. Mais les auditions ne sont pas encore terminées et, en plus de Riad Salamé, un responsable d’une banque libanaise citée dans le dossier devrait aussi être bientôt convoqué pour un interrogatoire.
Le Liban a par ailleurs envoyé des demandes d’entraide judiciaire à au moins quatre pays européens, dont la Suisse et la France, selon la source judiciaire. Le contenu de ces demandes est différent pour chaque pays, mais elles « contiennent, en plus des demandes d’éléments de preuves, une demande de gel des avoirs du gouverneur qu’il détient dans ces pays respectifs, ainsi que de ceux des sociétés dont il est bénéficiaire », explique la source judiciaire. L’exécution de ces différentes demandes est pour l’instant encore en suspens. En Suisse, le parquet « confirme avoir reçu une demande d’entraide des autorités libanaises en février 2021, ainsi que divers compléments. Le MPC examine actuellement la suite à donner à ces demandes ». Les procureurs helvétiques avaient déjà gelé, dans le cadre de leur propre enquête, quelque 50 millions de dollars déposés sur des comptes bancaires du gouverneur en Suisse.
En France, où Riad Salamé est aussi visé par une enquête préliminaire pour « association de malfaiteurs » et « blanchiment en bande organisée », afin notamment de mettre la lumière sur l’origine de son vaste patrimoine immobilier dans l’hexagone, la demande d’entraide judiciaire du Liban aurait permis d'accélérer la procédure, selon la source. L’enquête a tout d’abord été confiée à deux procureurs du parquet national financier français (PNF) en mai, suite au dépôt de deux plaintes distinctes du collectif français Sherpa, associé au « Collectif des victimes de pratiques frauduleuses et criminelles au Liban », et de la fondation suisse Accountability Now, avant d’être d’être prise en charge par des juges d'instruction anticorruption en juillet dernier, qui ont des pouvoirs plus étendus que les procureurs du PNF. « C'est cette dynamique combinée qui a permis de passer à la vitesse supérieure », estime la source judiciaire. Contacté par L’Orient-Le Jour sur le contenu de la demande d’entraide adressée par le Liban, le PNF a assuré « ne pas être en mesure de répondre ».
« L’étau se resserre, c’est une véritable boîte de pandore qui, si elle est ouverte, va forcément concerner d’autres personnes. Le Liban est armé aujourd’hui d’un arsenal de loi adapté, il faut voir si les pouvoirs judiciaire et politique sont déterminés à aller jusqu’au bout », souligne Karim Daher, alors que les responsables libanais bénéficient depuis des décennies de l'impunité.
commentaires (17)
Ne comptons pas sur l"enquête" libanaise,un salmigondi de pares-feu et autres magouilles nauséabondes, comme toujours, ignorons la.
Christine KHALIL
08 h 08, le 25 juillet 2021