Critiques littéraires

De l’aubergine, théorie et démonstration

De l’aubergine, théorie et démonstration

D.R.

La Théorie des aubergines de Leïla Bahsaïn, Albin Michel, 2021, 256 p.

C’est une conteuse, Leïla Bahsaïn. Elle possède ce talent magique de prendre le lecteur dans sa toile où elle le retient sans qu’il ne songe à aucun moment à s’en défaire. Depuis Le Ciel sous nos pas, récompensé par le prix Méditerranée du roman 2019, sa capacité à créer des page turners se confirme. Avec La Théorie des aubergines, et au-delà de ce titre aussi souriant qu’intriguant, elle franchit un niveau supérieur dans l’art de parler de choses sérieuses sur un mode à la fois réaliste et léger, gracieux et familier, tout d’humour et de justesse.

Fille d’un chef cuisinier qui officiait dans l’hôtellerie marocaine, elle dit s’être toujours rêvée écrivaine. Mais en France où elle vit depuis plus de dix ans, elle commence par se lancer dans des études de commerce. Elle ne pose pas sa plume pour autant, et ses romans se nourrissent de son exploration du monde, des gens, et des grandes transitions qui affectent notre époque. Attachée à ses racines, elle fonde par ailleurs avec sa mère, au Maroc, l’association Zitoun, dédiée à l’alphabétisation des femmes pour favoriser leur émancipation. Ce projet philanthropique est riche en expériences qui vont, elles aussi, se déverser entre les pages de ses romans, notamment celles de l’exquis petit dernier qu’est La Théorie des aubergines.

L’histoire commence par le retour à la maison d’une rédactrice chez Tralala, enseigne spécialisée dans la communication institutionnelle. C’est en effet le premier jour de chômage de Khadija ben Abdelhilalilakbir. Maman de deux adolescents qu’elle n’a pas vus grandir, happée par son travail depuis leur enfance, elle vient de se faire signaler son remplacement par un « rédacteur web ». Finie l’époque des textes étoffés et des mots prononcés plein la bouche. L’ère est à la communication digitale, aux messages brefs, aux réseaux sociaux tentaculaires auxquels elle fait encore de la résistance. Elle aurait dû voir venir, elle dont le nom de onze syllabes a été réduit à trois : Dija Ben. Tout à coup, le temps qui s’offre à elle prend une densité nouvelle. La vacance au singulier n’a rien à voir avec les vacances au pluriel. Exclue, comme jetée en marge du monde, elle va pointer au chômage, chez madame Pâquerete « avec un seul t » qui va lui proposer une « reconversion » (avec tout ce que ce mot comporte de « religieux », souligne la narratrice) dans le digital. Dija a pourtant un talent qu’elle aimerait faire valoir, dans lequel elle préfèrerait, tant qu’à faire, se « reconvertir » : la cuisine. Mais dame Pâquerete lui signale, désobligeante, que cette vocation lui est sans doute venue de l’émission Top Chef, vu le nombre de postulants qui se bousculent à son portillon. Ironiquement, c’est un message du repreneur de son ancienne boîte, dit Le Poulpe, qui va lui offrir une opportunité de mettre à profit ses principales compétences dans un projet où vont se mêler cuisine, écriture et solidarité humaine. Le Poulpe veut « être un pionnier, non seulement dans la communication digitale, mais aussi un pionnier de l'entreprise qui a du cœur. (Il) veut être l'inventeur d'un nouveau mécénat. »

Dans une remise de l’entreprise sise à Plombières dans les prémices d’un quartier industriel, une cuisine est créée qui va accueillir des losers, comme les appelle leur méprisant philanthrope. Au fil des pages, on va faire la connaissance de Véronique, l'infirmière en burnout ; Jean, le grand timide ; Gérald, un repris de justice à la petite semaine ; Johnny-Bryan, un altruiste opposé à l'idée même de travail, mais aussi et surtout du chef Achour qui va organiser cet orchestre d’exclus de la société, de laissés-pour-compte, de paumés en réinsertion forcée. Tour à tour, chacun raconte son histoire et les cabossages qui l’ont jeté dans cette cuisine insolite, avec une impressionnante justesse de ton. Dija est chargée de rapporter les activités du groupe sur un site dédié, mais sans la consulter, sa mère, depuis le Maroc, s’est improvisée community manager des Gens de la Cuisine en leur créant une page Facebook qui cartonne. Sur fond de saveurs et de vapeurs exquises va se tisser une belle histoire humaine que la « théorie des aubergines » transforme en succès. Un roman qui fait du bien.


La Théorie des aubergines de Leïla Bahsaïn, Albin Michel, 2021, 256 p.C’est une conteuse, Leïla Bahsaïn. Elle possède ce talent magique de prendre le lecteur dans sa toile où elle le retient sans qu’il ne songe à aucun moment à s’en défaire. Depuis Le Ciel sous nos pas, récompensé par le prix Méditerranée du roman 2019, sa capacité à créer des page turners se confirme. Avec...

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