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Lifestyle - Photo-roman

J’écris pour les larmes de monsieur Jean

Que restera-t-il de Beyrouth sans ses petits commerces, ces trésors d’un autre temps mais qui sont aujourd’hui plus que jamais en voie d’extinction ?

J’écris pour les larmes de monsieur Jean

Photo G.K.

Il est plié en deux, le dos fracassé. Il peine à remonter le rideau de fer de sa pâtisserie dont la manivelle grince et coince. Il est essoufflé. Sans doute la version générique du médicament contre la tension artérielle sur laquelle il a dû se rabattre, à défaut de l’originale qui est désormais introuvable, et que son corps rejette. Mais c’est cette foutue manivelle qui le tracasse davantage. Comme tous les matins, il se dit qu’il devrait remplacer ce vieux mécanisme qui date d’il y a cinquante ans. Sauf qu’il farfouille dans sa caisse, et elle est vide. Tous les jours un peu plus vide. Les factures impayées attendent depuis des mois, empilées sur le comptoir. Ses poches sont trouées. Et puis, de toute manière, même s’il avait les sous pour changer la manivelle, « à quoi bon ? » se demande-t-il, en comptant les passants qui sont attirés par le parfum de beurre sucré et de fleur d’oranger ; qui s’approchent puis retournent aussitôt sur leurs pas, terrorisés par le prix du jour de la knéfé. Pourtant, il fut un temps, pas si lointain, où les Beyrouthins de tous coins venaient faire la queue ici, devant cette vitrine où l’on peut encore lire : « La meilleure et la plus propre knéfé bi jeben de tout le Liban ».

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Fou ou suicidaire

« Le matin dès dix heures, il n’y avait plus rien sur les étalages », me jure monsieur Jean, agrippé à un poteau, comme pour ne pas chavirer au milieu de ce naufrage qui s’appelle Beyrouth. « De 1970 à tout récemment, j’ai vu défiler la ville en entier. Des chanteurs, des artistes, des poètes, des journalistes, des acteurs, des politiciens aussi, « mais d’une autre trempe que nos petits voyous actuels ». Des photos délavées sont là pour le prouver, poinçonnées sur les murs écaillés au-dessus de la caisse vide. Aujourd’hui, si Jean est chanceux, ce sont deux ou trois clients qui osent s’aventurer dans sa petite pâtisserie. « Parfois, souvent, personne ne vient de la journée », murmure-t-il, la tête baissée. « Tu vois là, même le rideau de fer ne veut plus s’ouvrir. J’ai envie de tout arrêter, je ne sais même plus pourquoi je continue. Je suis fou ou suicidaire. On l’est tous un peu, au Liban. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un jeune homme comme toi fait encore dans ce pays ? Je n’ai pas vu mon fils depuis bientôt deux ans. Je me suis ruiné pour l’envoyer aux États-Unis. Et c’est mieux comme ça. Il est loin, ça me tue, mais ce pays ne vous mérite pas. Barre-toi ! » m’a-t-il dit, la voix écorchée, remplie de larmes. Les larmes d’un homme de son âge, c’est quelque chose qu’il est impossible d’oublier. J’écris aujourd’hui pour les larmes de monsieur Jean. Quand je l’ai rencontré sur ce trottoir du quartier de Sassine, Jean venait de retourner de la banque, et c’est sans doute pourquoi il avait le moral si bas. Il s’y était pointé à 7h30, avant l’heure d’ouverture, histoire d’éviter les longues files d’attente qui lui font perdre les nerfs, la patience et pour tout dire la tête. De guichet en bureau, et de bureau en comptoir, il avait présenté la pile de documents dont il s’était armé. Des reçus, des devis et des factures prouvant que ses fournisseurs en matières premières, nécessaires pour la confection de ses douceurs, réclament du cash et rien que ça. Inutiles. Au bout d’un vingtaine de « non » lancés de concert par les employés de la banque, Jean était reparti, exténué par ces batailles qu’il sait perdues d’avance. « Entre la banque qui m’étrangle et étrangle mes clients, les coupures de courant et la pénurie de fuel qui m’empêche d’employer mes machines, et puis ce foutu médicament qui m’essouffle, et cette foutue manivelle que je ne peux même pas remplacer, comment veux-tu que je continue ? »

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La douceur de Jean

Combien sont-ils, les petits commerçants comme Jean, rendus invisibles par l’amplitude de notre crise et qui s’apprêtent à baisser leurs rideaux de fer sur tout un pan de l’histoire de notre ville ? Et surtout, que restera-t-il de Beyrouth sans ces petits commerces, ces pâtisseries, ces boucheries, ces boulangeries, ces merceries, ces vendeurs de choses improbables, ces petits couturiers, ces boutiques de « nouveautés », de « lingerie fine » et de « haute couture à l’européenne » ? Que restera-t-il sans ces trésors d’un autre temps mais qui sont, aujourd’hui plus que jamais, en voie d’extinction ? Sans les douceurs de Jean, c’est Beyrouth en entier qui perd un peu de sa douceur. La douceur dans la voix d’un écolier qui réclame sa knéfé en attendant l’autocar du matin. La douceur d’un « Beddak helo ya helo ? » la phrase légendaire que lance Jean à qui pousse la porte de sa pâtisserie. La douceur dans les yeux d’une cliente, plissés de bonheur, au moment où le fromage de sa knéfé se met à fondre sur le feu. La douceur d’un déjeuner de fête le dimanche, « qui n’est jamais complet sans tes pâtisseries, ya Jean », comme disaient tous les clients. La douceur de ces après-midis, leurs parties de trictrac improvisées sur le trottoir, à l’ombre de l’oranger, avec d’autres commerçants qui affluent à l’heure de la fermeture.Quand Jean m’a raconté tout ça, cinquante ans de souvenirs et de rituels, il s’est remis à pleurer. J’ai regardé cet homme d’une classe infinie, ce tablier amidonné, cette raie sur le côté dont seuls les hommes de Beyrouth ont le geste secret, cette eau de toilette à la lavande, cet homme jadis fier et certain de servir « la meilleure et la plus propre knéfé du pays », et aujourd’hui réduit à des larmes. Ce que Jean pleurait, en fait, ce n’est pas son échoppe au bord de la faillite, sa caisse vide et sa manivelle détraquée. Il pleurait Beyrouth. Et si l’un des bandits-criminels qui nous tiennent lieu de dirigeants avait le moindre soupçon d’humanité ou de conscience, il comprendrait que rien que pour les larmes de Jean, cette ville mérite d’être sauvée…

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Il est plié en deux, le dos fracassé. Il peine à remonter le rideau de fer de sa pâtisserie dont la manivelle grince et coince. Il est essoufflé. Sans doute la version générique du médicament contre la tension artérielle sur laquelle il a dû se rabattre, à défaut de l’originale qui est désormais introuvable, et que son corps rejette. Mais c’est cette foutue manivelle qui le...

commentaires (2)

Très bel article!!!

mokpo

19 h 28, le 28 juin 2021

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Très bel article!!!

    mokpo

    19 h 28, le 28 juin 2021

  • INTERESSANT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 44, le 28 juin 2021

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