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Nos Lecteurs ont la Parole

Considérations sur le choc des civilisations

Quand Samuel Huntington publia son fameux livre sur « le choc des civilisations » où il insinuait que les guerres futures seraient l’apanage des identités culturelles et religieuses, il avait rétréci, probablement intentionnellement, la définition de civilisation dans des considérations restrictives qui coïncidaient mieux avec les conflits qui surgissaient dans des pays secoués par des remous identitaires entremêlés de la maladie du pouvoir et la corruption. Toutefois, la définition de « civilisation » ne peut être limitée à une si étroite perspective, alors qu’une interprétation plus authentique devrait refléter « un stade de développement et d’organisation social et culturel de l’homme considéré comme le plus avancé ». En d’autres termes, une civilisation devrait dépasser une identité culturelle ou religieuse intrinsèque, acquise par l’avantage ou l’accident d’une naissance, pour s’extrapoler vers une liberté de pensée périphérique qui, en s’arrachant au berceau patriarcal, dévoilerait un terrain favorable à une collaboration dans un but constructif avec l’altérité. Or rien au Moyen-Orient n’engage à des rapports civilisationnels.

La guerre civile libanaise, qui a duré 15 longues années, et qui pour certains n’était qu’une continuation des conflits qui avaient débuté en 1840, et seulement interrompus par les grandes guerres et le mandat français, était un choc des civilisations en miniature. Où étaient-ce des civilisations barricadées derrière leurs croyances et leurs préjugés ? En réalité, ce n’était qu’un conflit entre des tribus nanties chacune de considérations archaïques et doctrinales puisées dans une histoire fermée sur elle-même par un concours de circonstances fatidique, et encerclée par des barbelés idéologiques, brandis comme des foyers de la rédemption.

Aucun groupement ethnique, mis à part les civilisations asiatiques, ne peut prétendre en être une, excepté la civilisation occidentale, dont le pilier est la théosophie judéo-chrétienne, modérée par le logos, à travers des siècles de conflits, de guerres et de douleurs, qui s’est libérée de ses chaînes pastorales mais qui a préservé les valeurs humanitaires ainsi acquises. La démarcation entre les Chrétientés latine et orientale est si profonde que rarement, en écrivant l’histoire de l’Église, on tend à inclure les sectes chrétiennes du temps de l’Empire byzantin, leur présence au Levant, leur migration vers l’intérieur de l’Asie, ou l’exode vers la Russie, avec la chute de Constantinople. Aucune de ces dénominations n’a dépassé le stade tribal pour permettre une intégration globale et prétendre à transcender les divisions et les dichotomies. Une culture personnelle, laïque ou religieuse n’est pas l’équivalent d’une investiture civilisatrice, surtout quand la collectivité n’arrive pas à franchir le cap de l’intolérance. Au contraire, on a vu ces factions religieuses se cramponner encore plus à leur persuasion et oublier de s’affranchir de leur isolement culturel, plus aptes à rester cantonnées dans une citadelle théologique qu’à fusionner dans un récipient salutaire. À nul moment, la Chrétienté orientale n’a su ouvrir ou maintenir un dialogue avec la religion dominante et s’est contentée de croire aux bienfaits de la cohabitation, sans comprendre l’implication du conflit israélo-arabe sur sa destinée, ni l’influence nocive des régimes tyranniques sur sa quiétude, ni même l’étendue de la conviction de l’islam dans sa prédestination. Le dialogue islamo-chrétien, pris dans le tourbillon géopolitique de la région, s’est trouvé réduit à un effort de connaissance mutuelle, à d’excellentes relations humaines et à un modus vivendi fragile sujet aux intempéries politiques imprévisibles. L’arabité du Liban n’aurait dû être ni chrétienne ni musulmane, mais la « reconnaissance d’un patrimoine historique de pluralisme religieux » comme médiatrice d’une cohésion nationale.

La vérité est que tout dialogue est probablement voué à l’échec, tant que les conditions nécessaires pour établir une approche théologique et religieuse n’ont pas été établies, et tant que la communauté musulmane n’a pas pris conscience de ses défections, soit vers l’extrémisme des doctrines exclusives, soit vers le fondamentalisme occulté. Admettre que l’islamisme n’est qu’une variation tronquée de l’islam demande une réouverture de l’exégèse de la pensée islamique et une intégration de l’histoire à son évolution, dégageant la voie vers une réforme radicale de son entendement. Autrement, on risque ainsi d’ignorer les enjeux d’une entreprise spirituelle fondatrice, seul pilier possible pour renouer avec un Liban conçu pour être un phare de rayonnement sur une région tourmentée par ses démons. Quand le pape Benoît XVI, durant la conférence de Ratisbonne, avait présenté l’islam à travers un événement historique comme une religion encourageant la violence, les réactions immédiates n’avaient fait que refléter l’état trouble d’une conscience encore figée dans le passé, incapable de sortir de sa torpeur. La chrétienté a aussi connu sa descente aux enfers. La religion n’a de valeur que si elle participe à la mutation civilisatrice de ses fidèles, or ni la chrétienté orientale ni l’islam levantin dans ses deux dénominations n’avaient pu dénouer les tresses d’un attachement insondable dans les rouages du passé.

Le confort moral de s’accrocher au cadre religieux pour apaiser les démangeaisons métaphysiques ou pour amoindrir l’impact quotidien reste une louable ambition, mais quand un délire collectif s’empare d’une multitude indomptable, décidée à utiliser la religion comme un bélier naval, on ne peut que douter de la valeur humanitaire de la foi pratiquée. L’infantilisme religieux ne peut aboutir à une maturité intellectuelle capable de pénétrer les engrenages de la modernité.

Le conflit israélo-palestinien introduit le troisième monothéisme dans l’équation, bien que le judaïsme moderne, qui n’est peut-être qu’une reconstruction de la religion israélite ancienne, et qui n’en reste pas moins dans la même lignée religieuse, s’impose quand même comme le premier monothéisme. Cependant, la notion d’un Dieu unique n’est pas nécessairement l’apanage de ces trois religions. Tout d’abord, pour des raisons très personnelles, il y a trois mille ans, le pharaon Akhenaton décida de substituer à toutes les divinités égyptiennes, au grand désespoir du clergé de Thèbes, un seul dieu, Aton. L’avance vers le monothéisme venait de faire un premier pas. La pensée théologique et philosophique du zoroastrisme, porteur d’une dualité ontologique antécédente sinon contemporaine de la Bible hébraïque, semble avoir modulé le parcours religieux des convictions judaïques, d’autant plus que la mythologie biblique aurait trouvé son inspiration dans des légendes mésopotamiennes. Les Hébreux avaient été déportés après la destruction du Premier Temple, mais à la suite de la destruction du Second Temple et la chute de Jérusalem aux mains des Romains, une dépopulation des communautés judéennes en aurait résulté. Avec l’apparition de l’État d’Israël sous la tutelle du sionisme, le judaïsme, ressuscité des ruines de l’Europe, aurait abouti à une situation de civilité étatique, sans cependant satisfaire la définition d’une civilisation.

Sommes-nous sur une pente civilisationnelle ? Tant que le confessionnalisme domine notre entendement, prêché par un régime dictatorial religieusement perverti, imposé par un absolutisme théocratique, pratiqué par l’ambition aveugle ou la vénalité d’un politicien cupide, toléré par un parti politique enchaîné à ses chimères, et tant que la question palestinienne a la priorité sur la construction d’une nation libanaise, le Liban risque d’échapper à un équilibre civilisateur constructif. Devant le refus de se plier aux exigences d’une république autonome, les divisions ne font que s’amplifier, mais en même temps, la loyauté à la nation trouve de nombreux adeptes. Les conflits sont tellement intriqués et complexes qu’il est difficile de voir un fuseau de lumière dans les dédales des catacombes. Pour un observateur loin des intrications politiques et des enchevêtrements religieux, la seule solution visible est un retour aux sources. Le Liban est incapable de révolution. L’entente, sous une différente forme de cohabitation, serait la seule issue. Quand le peuple est divisé en clans et factions, et que le pouvoir y trouve sa justification, le risque d’une déflagration civile est trop grand. En somme, la société libanaise dans toutes ses communautés n’a pas atteint un niveau permettant une intégration assainie de ses préjudices, concentrée sur la sauvegarde de son patrimoine et de sa nation. On s’est libérés de la tutelle française, on a combattu la tutelle israélienne, on s’est révoltés contre la tutelle syrienne, on s’ingère contre la tutelle iranienne. Il serait temps de défoncer la tutelle de l’ignorance et de pulvériser ses chaînes.


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Quand Samuel Huntington publia son fameux livre sur « le choc des civilisations » où il insinuait que les guerres futures seraient l’apanage des identités culturelles et religieuses, il avait rétréci, probablement intentionnellement, la définition de civilisation dans des considérations restrictives qui coïncidaient mieux avec les conflits qui surgissaient dans des pays...
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