Ça se passe dans un bac à sable. L’un a trois ans, et l’autre en a cinq. Il lui demande : « Et toi, tu l’as eu comment ? »
Le premier lui répond : « Tu sais, je suis né en juillet ! Et toi ? » L’autre dit : « Moi, j’habitais à Beyrouth, pas loin d’un générateur. » Bon, évidemment, elle n’est pas drôle, cette blague. Mais tous les deux sont cancéreux. Il paraît que le cancer se moque un peu de savoir si j’ai voté jaune ou bleu, si je suis plutôt dans le camp de la moumanaa ou le camp des souverainistes.
Naturellement, entre la crise économique, le Covid, la crise politique, la combinaison des suicidaires/génocidaires du Sud, le problème insoluble des émigrés de l’Est qu’on encouragerait bien à continuer leur marche vers l’ouest, quand bien même l’Ouest ne les attirerait plus, on se dit : à quoi ça sert de faire quoi que ce soit ? Je me concentre sur mes économies, j’achète un passeport et j’émigre dans une de ces îles au prénom affolé, comme disait Brel, en attendant la fin du monde, qui s’approche à grands pas, au vu des dictatures mondiales et au su de l’indifférence individuelle. D’ailleurs, quitte à mourir du cancer, autant le faire chez moi, en blâmant le premier venu, l’autre bougre, ancien chef de guerre, nouveau chef de file, perpétuel incompétent.
Donc voilà. Le cancer rampe.
Or, devant cette impasse mondiale à se sentir utile, quelques problèmes locaux valent la peine qu’on les étudie, étant donné qu’on pourrait avoir un impact sur leur résolution. Comme le rapport alarmant sur l’augmentation des cas de cancer liée aux émissions de nos générateurs électriques. Près de 8 000, selon certaines sources.
Le problème naît dans le clientélisme libano-libanais, se développe dans la volonté de voir l’autre échouer et s’ancre dans l’impossibilité de discontinuer ce qui représente le gagne-pain de plus de 8 000 familles directement, et probablement un multiple de celles-là indirectement. Même si les énergies renouvelables ont récemment décollé, elles restent le fruit d’efforts et d’investissements individuels. Oui, il incombe au gouvernement de réglementer un peu la jungle énergétique qui nous caractérise, et de très vite augmenter la production centralisée d’électricité en priorisant la maintenance des centrales existantes, et en optimisant nos procédures et performances d’achat de carburant. En plus des solutions et politiques énergétiques que doivent développer le ministère de l’Énergie et EDL, notamment la migration urgente vers les carburants moins polluants – diesel ou gaz –, et l’imposition de quotas d’énergies renouvelables aux entreprises et municipalités. Il est temps également de reconnaître notre rôle dans la perpétuation de ce cycle de dépendance aux énergies fossiles, et surtout à leur utilisation sauvage. Dans un pays en naufrage permanent, et vu l’urgence de réagir face à ce cancer qui nous guette, il devient contre-productif de se plaindre de l’autre cancer qui nous gouverne. Or, en attendant que le ministère de l’Énergie s’entende avec le ministère des Finances, et que le ministère de l’Intérieur réussisse à faire entendre la voix de l’État, qui ne dit pas grand-chose, quelques solutions sont envisageables localement et individuellement.
Le plus simple serait bien évidemment de voir nos « vendeurs d’électricité » de quartier se mettre spontanément aux normes d’émissions, ou se décider à introduire des panneaux solaires ou des miniéoliennes. Mais bon, ne rêvons pas. Beaucoup de nos assembleurs locaux de générateurs connaissent les normes internationales à respecter et pourraient se mettre d’accord pour refuser de vendre des générateurs de quartier sans les filtres nécessaires à la capture des émissions les plus nocives. Ils pourraient également refuser d’offrir des services d’entretien tant que les propriétaires de générateurs n’auront pas mis à niveau leurs machines actuelles. Les moyennes et grandes entreprises libanaises peuvent elles aussi se mettre à la page et exiger que leurs générateurs soient aux normes. Idem pour les immeubles qui ont leurs propres centrales énergétiques. Finalement, les résidents et abonnés aux générateurs de quartier pourraient pour une fois se mettre d’accord et refuser de payer pour les services des fournisseurs qui ne respectent pas les normes antipollution.
N’oublions pas comment la collaboration entre les ONG locales, les entreprises du secteur de l’énergie et les institutions internationales pourraient transformer radicalement notre paysage énergétique.
Enfin voilà, pour que ça marche, il faudrait savoir se mettre d’accord.
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Ça se passe à l’entrée du paradis. En passant par le purgatoire, l’un avait entendu parler d’un « priority pass » pour jeunes arnaqués, morts des péchés de leurs parents, et de leurs parents avant eux. Plus bas, resté seul dans son bac à sable, le survivant entend rugir la génératrice de la mort pendant que le soleil se couche. Son petit pote lui manque et il aimerait bien le retrouver. Il sourit : il sait qu’il a échappé au cancer, il lui reste une chance avec la connerie humaine.
Rabih NASSAR
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