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Moyen-Orient - Éclairage

Quand des pays musulmans expulsent des Ouïghours vers la Chine

Des dizaines de ressortissants de la communauté musulmane du Xinjiang auraient été extradés sur ordre de Pékin depuis des pays de la région.

Quand des pays musulmans expulsent des Ouïghours vers la Chine

Les autorités chinoises surveillent la prière à la grande mosquée de Kashgar, à l’extrême ouest du Xinjiang, en 2017. Johannes Eisele/AFP

« À chaque fois que je raconte ce qui s’est passé, je revis cette journée et je ne m’en remets pas pendant une ou deux semaines. Mon mari doit tellement souffrir, comment pourrais-je dormir la nuit ? » Amannisa Abdullah a l’habitude de répondre aux questions des journalistes depuis que sa vie a basculé, il y a plus de trois ans, aux Émirats arabes unis. Mais à chaque coup de fil, cette femme d’origine ouïghoure, une ethnie turcophone musulmane persécutée par le gouvernement chinois dans la province occidentale du Xinjiang, est durement éprouvée tandis qu’elle doit se remémorer les événements. « J’avais entendu dire que la Chine arrêtait des Ouïghours en Égypte, j’ai donc commencé à avoir peur. Mais je n’ai jamais pensé que cela arriverait à notre famille », raconte, d’une voix tremblante, Amannisa lors d’un entretien téléphonique. « Mon mari travaillait aux Émirats depuis 10 ans, il n’a jamais commis aucun crime », ajoute t-elle.

Un jour de février 2018, son mari reçoit un message lui ordonnant de se rendre immédiatement à un poste de police. Aucune explication ne lui est donnée. « Ne t’inquiète pas, je reviens vite », dit-il à Amannisa, alors enceinte de neuf mois. « Il n’est plus jamais revenu », ajoute-t-elle. Détenu pendant 13 jours dans un poste de police de Dubaï, l’homme est ensuite envoyé à Abou Dhabi. Cinq jours plus tard, c’est en Chine qu’il est extradé. « Si vous réclamez de nouveau des informations sur votre mari, nous vous enverrons avec lui en Chine », lancent les autorités émiraties à Amannisa lorsqu’elle cherche à obtenir des informations sur le sort de son mari. À peine arrive-t-elle en Turquie qu’elle donne naissance à sa fille, privée de père.

« Je ne connaissais personne ici, je ne parlais pas le turc, se souvient-elle. Je ne sais pas comment j’ai vécu tout ça, l’arrivée en Turquie, l’accouchement, sans parler de mon fils de cinq ans qui me demandait sans cesse : où est papa ? Quand reviendra-t-il ? »

Le récit d’Amannisa fait partie de la douzaine de témoignages recueillis et dévoilés cette semaine par le média américain CNN. Des témoignages visant à documenter l’arrestation et l’extradition vers la Chine, entre 2017 et 2019, de Ouïghours depuis trois pays à majorité musulmane : l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Ces cas seraient en réalité beaucoup plus nombreux. « Nous avons documenté au moins 28 expulsions de Ouïghours depuis ces trois pays, dont la majorité – 21 – depuis l’Égypte », explique Abduweli Ayup, un militant ouïghour basé en Norvège qui estime qu’il y aurait 500 cas supplémentaires de ressortissants de cette communauté forcés à quitter l’Égypte pour la Chine où ils auraient été arrêtés par la suite. Huit Ouïghours auraient subi le même sort depuis la Turquie, rapporte l’activiste. Accusés de terrorisme par les autorités chinoises, plus d’un million de Ouïghours sont détenus dans des camps de « rééducation » destinés à supprimer leur tradition religieuse, leur culture ainsi que leur langue.

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« Une fois arrêtés, nous sommes envoyés dans des camps de rééducation où on nous pose une série de questions qui ont pour but de savoir si on adhère à la culture ouïghoure ou à l’idéologie communiste chinoise », indique Abduweli Ayup, arrêté en 2013 durant 15 mois. « Selon tes réponses, soit tu es envoyé en prison, soit tu restes dans le camp pour continuer ta rééducation », ajoute-t-il. Considérés comme une menace plus importante pour la sécurité de la Chine, les Ouïghours extradés depuis des pays à majorité musulmane seraient directement envoyés en prison.

« Je soupçonne les autorités chinoises de les placer directement en prison compte tenu du niveau de menace plus élevé qu’ils posent », estime Maya Wang, chercheuse sur la Chine à Human Rights Watch. « En revanche, leurs proches habitant la province du Xinjiang et ayant reçu des messages ou des appels de membres de leur famille basés au Moyen-Orient sont envoyés dans les camps de rééducation pour travailler leur éducation politique », poursuit-elle.

Si l’Égypte, l’Arabie saoudite ou encore les Émirats arabes unis sont des pays à majorité musulmane, la complaisance des autorités avec la Chine ne surprend guère. « Ces gouvernements sont autoritaires et ne respectent pas l’État de droit. Les immigrés y ont encore moins de droits », explique Maya Wang. Les intérêts économiques de ces puissances avec Pékin jouent également un rôle considérable, estiment les associations de défense des droits de l’homme. « La plupart, sinon tous les pays du Moyen-Orient ont des liens économiques et politiques étroits avec la Chine qui remontent à des décennies, commente Salih Hudayar, fondateur et président de l’association du Mouvement d’éveil national du Turkestan oriental (nom donné à la province du Xinjiang par les séparatistes ouïghours). Leur complaisance a à voir avec les avantages économiques qu’ils reçoivent de la Chine, notamment des milliards de dollars d’investissements, le commerce et un accès plus facile aux prêts chinois. »

Au-delà de leurs liens économiques, de nombreux pays de la région ont récemment signé des accords de coopération en matière de sécurité et de renseignement avec la Chine. C’est le cas de l’Égypte, de la Turquie ou encore de l’Arabie saoudite. « Dans le cas de l’arrestation massive et de l’expulsion des Ouïghours d’Égypte en 2017, la Chine et l’Égypte ont signé un accord de coopération en matière de sécurité et de renseignement deux semaines avant les événements », indique Salih Hudayar, pour qui le gouvernement chinois arrête le plus souvent ces derniers de manière secrète et en petit nombre pour éviter d’attirer l’attention à l’échelle internationale. « En ce qui concerne la justification, de nombreux pays du Moyen-Orient soulignent les problèmes de sécurité de la Chine liés au soi-disant “terrorisme”, tandis que d’autres, comme la Turquie, nient catégoriquement l’arrestation et l’expulsion des Ouïghours, malgré les preuves », poursuit ce dernier.

Contactées par CNN ainsi que par les associations des droits humains ayant enquêté sur le cas des Ouïghours extradés vers la Chine depuis leur sol, les autorités des pays arabes n’ont pas répondu.

Comme tous ceux ayant vécu la déportation d’un proche, Amannisa vit dans la peur. « Je n’ai plus aucun contact avec les membres de ma famille en Chine qui craignent de subir le même sort que mon mari si nous nous parlons ne serait-ce qu’une minute », dit-elle.

« À chaque fois que je raconte ce qui s’est passé, je revis cette journée et je ne m’en remets pas pendant une ou deux semaines. Mon mari doit tellement souffrir, comment pourrais-je dormir la nuit ? » Amannisa Abdullah a l’habitude de répondre aux questions des journalistes depuis que sa vie a basculé, il y a plus de trois ans, aux Émirats arabes unis. Mais à chaque coup...

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