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Idées - Point de vue

Retrait des « lollars » : jeu de dupes ou association de malfaiteurs ?

Retrait des « lollars » : jeu de dupes ou association de malfaiteurs ?

Photo d’illustration : des déposants attendent devant un distributeur pour retirer leur argent à Beyrouth, le 2 juin 2021. Mohammad Azakir/Reuters

Dans cet État de non-droit qu’est le Liban, chaque jour, ou presque, apporte son lot de turpitudes, rebondissements et autres défis à la logique, si bien que la stupeur et la colère qu’ils devraient légitimement susciter finissent par laisser place à la résignation et à l’inaction. En ce sens, le feuilleton de la suspension-réactivation de la circulaire 151 de la Banque centrale (permettant le retrait des « lollars » à 3 900 LL) qui s’est joué sous nos yeux ces trois derniers jours est à bien des égards l’illustration la plus parfaite de cette triste réalité où les jeux de dupes côtoient le mauvais vaudeville avec toujours le même objectif : permettre, alors que l’édifice s’effondre, à chacun de défendre ses actions et son image plutôt que d’élaborer un plan réaliste et limitant les impacts de la crise sur les Libanais.

Syndrome de Stockholm

La semaine a ainsi commencé avec une décision du Conseil d’État qui, saisi d’un recours, a prononcé la suspension provisoire de cette circulaire avant de se voir rapidement – mais là encore, provisoirement – emboîter le pas par la BDL, ce qui n’a pas manqué de déclencher la panique chez les déposants. Sans chercher à commenter ou à évaluer la décision judiciaire, on ne peut d’abord que noter que cette suspension conservatoire porte sur une décision réglementaire émise il y a plus d’un an et dont les délais impartis pour la contestation (2 mois) auraient dû expirer il y a bien longtemps si les délais administratifs et judiciaires prévus n’avaient été suspendus en raison du lot de tragédies successives qui accablent le pays. On ne peut ensuite que s’étonner du manque de clairvoyance et de clarté de cette décision reposant sur l’article 77 du règlement du Conseil d’État. Ce dernier dispose en effet que la suspension à titre conservatoire d’un acte réglementaire ne peut se faire qu’à titre exceptionnel ; seulement dans la mesure où cet acte est susceptible de causer au plaidant un très grave préjudice (irréversible) ; et à condition qu’il ne porte pas atteinte à l’ordre public et auquel les sécurités économique et monétaire ne peuvent qu’être rattachées. Or le préjudice était déjà largement consommé depuis plus d’un an et la sécurité a été mise à rude épreuve pendant 24 heures. Dès lors, n’aurait-il pas mieux fallu trancher l’affaire directement sur le fond en accélérant le cours de la procédure tout en s’employant dans l’intervalle à trouver des palliatifs rationnels et efficaces ?

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Que dire ensuite de la scène suivante qui s’est jouée jeudi à Baabda et qui a illustré à nouveau la déliquescence de l’État de droit ainsi que la perméabilité du « pouvoir judiciaire » à toutes les ingérences. Une scène dans laquelle un haut fonctionnaire, sous le coup de plusieurs instructions judiciaires locales et internationales pour détournement de fonds et blanchiment d’argent, s’est ainsi vu confier le soin de trouver une échappatoire à une situation inextricable à laquelle il a lui-même grandement contribué. Il faut dire qu’il a été bien aidé dans cela par un magistrat apparemment complaisant qui lui aurait, selon les propres dires du fonctionnaire, soufflé l’astuce procédurale pour se dérober à l’exécution de sa propre décision. Et ce sous le parrainage de la magistrature suprême. Ce même haut fonctionnaire a été jusqu’à déclarer que « la BDL n’avait pas publié de circulaire qui annule une autre mais un simple communiqué » et que « l’argent des Libanais se trouvait dans les banques » – le même argent bloqué depuis bientôt deux ans par un simple communiqué de l’Association des banques (ABL) et sans aucune couverture légale ou réglementaire. Ceci présage au demeurant d’un jugement définitif ne dérogeant pas à ce nouveau consensus et consacrant officiellement la « régularité » de l’expropriation appliquée aux dépôts en devises – en violation claire de la Constitution (article 15). Morale de l’histoire : lesdits dirigeants ressortent auréolés d’avoir réglé un problème qu’ils ont eux-mêmes causé tandis que le citoyen lambda peut s’estimer heureux de retrouver les modalités antérieures de sa spoliation – soit le syndrome de Stockholm dans sa plus belle représentation.

Manœuvres complices

Mais au-delà du feuilleton de ces derniers jours, il importe de garder à l’esprit l’ensemble du triste spectacle mis en scène depuis près de deux ans et dont certains aspects pourraient s’apparenter aux actes d’une véritable association de malfaiteurs. Cette dernière est définie par l’article 335 du Code pénal qui incrimine notamment les ententes non écrites visant à porter atteinte aux biens des personnes ou à l’autorité de l’État ou à ses institutions civiles, sécuritaires, financières et économiques. Et il suffit d’être assimilé à cette association ou d’en faire partie ou de l’assister – ostensiblement ou implicitement, directement ou indirectement – pour que les éléments constitutifs de l’infraction soient réunis et la peine encourue. Le droit pénal français, dont s’inspire largement le droit libanais, va même plus loin en considérant notamment que l’élément déterminant du crime est l’élément intentionnel qui repose sur « la connaissance du caractère trompeur de la pratique commerciale ou la connaissance du caractère chimérique et de la duperie que l’auteur de l’infraction susciterait par ses manœuvres » (article 450-1). La mauvaise foi étant pour sa part induite de l’examen du comportement de l’individu. Autrement dit, l’auteur doit avoir eu connaissance et conscience que son acte était illégal (article 121-3). Par contre, il n’est pas nécessaire que les membres du groupement formé ou de l’entente établie aient eu le dessein de commettre un crime déterminé de façon précise (article 265).

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Dès lors, il convient de relever tous les faits et faire la lumière sur le rôle joué par divers suspects, complices et intermédiaires qui ont facilité et/ou bénéficié de la réalisation des faits délictueux. À ce titre, il serait utile de mettre en exergue les manœuvres complices opérées par toutes les instances financières compétentes (BDL, ABL, banques commerciales) et les pouvoirs publics officiels (Parlement, gouvernement et tribunaux) pour bloquer toute application des lois visant à restructurer le secteur bancaire et empêcher l’application arbitraire d’un contrôle informel des capitaux. On ne peut que relever également leur négligence criminelle – qu’il s’agisse de la mise en œuvre des réformes indispensables ou de la négociation avec les créanciers –, afin de mettre à la charge des seuls déposants (via une ponction officieuse) et de l’ensemble des citoyens (via l’inflation galopante) la perte abyssale enregistrée aux niveaux des comptes publics. Cette « association de malfaiteurs » prend ainsi en otage la population, paralyse la justice, garde la main basse sur les forces de l’ordre et l’armée et donne le tournis aux pays amis et organismes internationaux.

Et le crime peut s’avérer payant : si les choses continuent à s’enliser, la dette des banques et celle de la BDL seront pratiquement épongées dans un an et le système, clanique et confessionnel, pourra continuer à fonctionner comme de plus belle – voire être relégitimé par de nouvelles élections.

Dans cette même perspective et pour ce qui est de l’existence d’une entente caractérisant le délit, nous pouvons aussi évoquer au nombre des ententes tacites les « ingénieries » financières opérées il y a quelques années et qui ont grandement contribué à l’état d’insolvabilité et d’effondrement actuels. Elles se sont traduites par des pratiques commerciales trompeuses vis-à-vis des épargnants attirés par des taux d’intérêt extrêmement rémunérateurs. La complicité des différents acteurs y est évidente à commencer par le rôle-clef de la BDL qui proposait des taux attractifs pour attirer les capitaux des banques commerciales avant de prêter ensuite ces fonds à un État rongé par le clientélisme et in fine insolvable.

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Bien évidemment, tout ceci n’aurait jamais été possible en présence d’un véritable État de droit. De fait, depuis le 1er novembre 2019, le secteur bancaire était déjà dans une situation compromise et la BDL aurait dû, selon ses prérogatives, le protéger et protéger les déposants. Les institutions en faillite ou défaillantes auraient ainsi dû être mises sous tutelle avec changement de dirigeants et gel de leurs actifs, et ce en déférant le dossier au tribunal compétent ou en adoptant les mesures qui s’imposaient (loi n° 2/67 sur la faillite et loi n° 110/91 pour la mise sous tutelle). Au lieu de cela et à défaut de procéder à une restructuration rapide et nécessaire du secteur, la BDL a laissé pourrir la situation pour protéger les dirigeants de banques – plutôt que les banques –, et ce avec la complicité volontaire ou involontaire des pouvoirs publics. Cette politique de « laisser-faire, laissez-passer » a ainsi transféré la charge de la perte au détriment exclusif des déposants et des citoyens. Parallèlement, une majorité de parlementaires complices a œuvré à torpiller le plan de sauvetage du gouvernement qui faisait porter aux banques commerciales et à la BDL une part importante des responsabilités – tout en bloquant ou retardant le vote de lois essentielles pour mettre fin à la fuite des capitaux ou rétablir la vérité des pertes. Enfin, tout ceci a été grandement facilité par un gouvernement aux abonnés absents et démissionnaire même de ses obligations élémentaires d’expédition des affaires courantes et une justice inexistante et tétanisée par sa gratitude obligée aux oligarques omnipotents.

Taper des pieds

Faut-il pour autant se convaincre que la messe est dite ? Pas nécessairement. Car ce qui était jadis impossible est aujourd’hui envisageable grâce à un ensemble de facteurs locaux et internationaux que l’on ne doit cesser de porter à la connaissance des citoyens. Du fait de l’intensification des pressions internationales depuis 2015 puis de celles résultant du soulèvement populaire d’octobre 2019, le Liban se trouve désormais doté d’un arsenal de lois adaptées (corruption, blanchiment, évasion fiscale, enrichissement illicite, etc.) qui lui permettent de demander des comptes à tout dirigeant ou agent public, de scruter ses actes et de tracer les sources de sa fortune pour, le cas échéant, le poursuivre et le sanctionner ou le convaincre à se retirer; et en toute hypothèse tenter de récupérer les biens mal acquis en partie ou en totalité. Parallèlement, au niveau international, un consensus se dessine aujourd’hui autour de la question de l’intégrité financière et des flux financiers illicites (corruption, blanchiment d’argent, pratiques fiscales abusives…) qui érodent les ressources publiques privant de nombreux pays en voie de développement de moyens nécessaires pour assurer un développement durable. Le Liban ne pourra continuer à échapper à cette logique.

Mais il ne faut pas pour autant se leurrer et croire que d’autres feront le travail à notre place : c’est en continuant inlassablement à taper des pieds que l’on pourra réveiller un peuple devenu presque aussi somnolent que ses élites. Parallèlement, il faudra aussi des juges intègres, téméraires, compétents, indépendants et intrépides pour faire prévaloir la loi et la justice. Où sont-ils ? 

Karim Daher est avocat, enseignant en droit fiscal à l’USJ et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic). 

Dans cet État de non-droit qu’est le Liban, chaque jour, ou presque, apporte son lot de turpitudes, rebondissements et autres défis à la logique, si bien que la stupeur et la colère qu’ils devraient légitimement susciter finissent par laisser place à la résignation et à l’inaction. En ce sens, le feuilleton de la suspension-réactivation de la circulaire 151 de la Banque centrale...

commentaires (10)

LE FIN MOT A RETENIR : ne pas esperer en une aide tant que NOUS n, y faisons rien DE VRAI pour y remedier, combattre serieusement contre KELLON

Gaby SIOUFI

10 h 56, le 11 juin 2021

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Commentaires (10)

  • LE FIN MOT A RETENIR : ne pas esperer en une aide tant que NOUS n, y faisons rien DE VRAI pour y remedier, combattre serieusement contre KELLON

    Gaby SIOUFI

    10 h 56, le 11 juin 2021

  • L’article est clair et net quoi que pas assez sévère envers les acteurs de cet acte de grand banditisme en bande organisée formée par l’Etat, la BdL et l’ABL. La population ne reprendra confiance que le jour où tous ces acteurs seront derrière les barreaux d’une justice intègre donc nécessairement une justice non libanaise. Si la justice Suisse pouvait s’activer un peu pour voir Riad Salame enfin déclaré coupable de ses actes de malversation, on dormira certainement mieux

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 06, le 06 juin 2021

  • Can the parties of the nascent opposition band together and start demanding that the governor of the central bank be fired? If we don't demand it, it won't be done. He's the one protecting the oligarchy and doing its bidding. He's being investigated by international authorities for corruption, money laundering, and embezzlement of hundreds of millions of dollars with his family, and he continues to poorly manage our financial system. It is time to use all means possible to remove him for his position.

    Mireille Kang

    23 h 04, le 05 juin 2021

  • Excellent article ! Me. Daher a donné une description fidèle de la situation où nous nous trouvons et rappelé pertinemment que la situation des banques commerciales et de la Banque du Liban aurait dû être traitée pour sauvegarder les droits des créanciers conformément aux lois commerciales et pénales en vigueur notamment celles relatives à la faillite.

    Moussalli Georges

    14 h 44, le 05 juin 2021

  • ""Faut-il pour autant se convaincre que la messe est dite ?"" j'ai bien peur que OUI ! moi et tous les citoyens libanais sont encore a trouver cet HOMME que Diogenes n'a pas pu trouver. disons pr faciliter les choses: DES HOMMES. -Intergres? pas suffisant. -intelligents? pas suffisant. -competents? tjrs pas suffisant. AUX GROSSES ? C'EST CA. COURAGEUX ? C'EST BIEN CA. DETERMINES ? C'EST OUI. PERSEVERANS? ABSOLUMENT.

    Gaby SIOUFI

    14 h 20, le 05 juin 2021

  • "… Retrait des « lollars » : jeu de dupes ou association de malfaiteurs ? …" - Pourquoi "ou"?

    Gros Gnon

    13 h 56, le 05 juin 2021

  • Tous sont responsables. Si les juges intègres, et ils sont la grande majorité, n'agissent pas, c'est que le pays est sous tutelle des hors la loi. Une tutelle externe, seule, militaire,européenne, est la seule espérance, pour reprendre en main le pays pour sauver la population, et l'arracher aux politiques pourris, et instaurer la loi. Ceci, car on vit le noir au sens propre et figuré, et les jours qui se succèdent, dévoilent l'immense catastrophe dans laquelle ces voyous, nous ont plongé.

    Esber

    11 h 25, le 05 juin 2021

  • Excellente mise au point. L’association des malfaiteurs , gouvernants, BDL et ABL, est clairement designe’e du doigt. La derniere trouvaille de la BDL visant a ‘’octroyer’’ quelques dollars mensuels aux deposants permettra de solder les comptes de pres d’un million de ces deposants, eliminant ainsi la pression sociale qu’ils representent. Les voleurs sont maintenant connus , mais le probleme est comment nous sortir de ce guepier mortel lorsque les memes criminels sont charge’s de trouver les solutions !!!

    Goraieb Nada

    08 h 17, le 05 juin 2021

  • Un peu long mais excellent

    M.E

    06 h 33, le 05 juin 2021

  • Excellente analyse qui touche du doigt les différents facteurs qui ont amené à l'effondrement auquel nous assistons et propose les remèdes de nature à stopper cet effondrement. Sans une pression internationale très forte, que l'on ne voit pas venir, et un soulèvement énergique et massif de cette population anesthésiée, les choses risquent d'empirer et les responsables de cette faillite sans précédent ont de fortes chances de se maintenir au pouvoir et de tirer leur épingle du jeu.

    Georges Airut

    02 h 37, le 05 juin 2021

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