Après la queue aux stations d’essence, c’est au tour des automates et des comptoirs de banque. Les Libanais se sont précipités, entre mercredi soir et jeudi matin, pour retirer de l’argent de leurs comptes en « lollars », selon la limite autorisée. Des scènes qui rappellent les premiers jours de la crise économique et financière qui frappe le pays de plein fouet. Pendant 24 heures, les « lollarisés » sont passés par tous les états : panique, colère, urgence et résignation. Une petite partie de la population vit essentiellement de cela. La Banque du Liban avait annoncé mercredi la suspension de la circulaire 151 qui permet de retirer les dollars bloqués dans les banques au taux de 3 900 livres. Une décision prise après une ordonnance, lundi, du Conseil d’État. Quelques heures plus tard, la circulaire était à nouveau en vigueur.
Mais entre-temps, et comme d’habitude au pays du Cèdre, les Libanais ont été les principaux figurants de cette tragi-comédie. « Va retirer ton argent », lance une dame au téléphone à sa nièce dans la banlieue sud. « Il est de nouveau à 1 500 », insiste-t-elle pour souligner l’urgence de la situation. Devant chaque ATM, une file indienne. Au centre-ville, après avoir introduit sa carte, un vieux monsieur met ses mains sur sa tête en signe de désespoir. Pas d’argent. Une femme qui attend en face d’un distributeur, téléphone à la main, immortalise une situation de déjà-vu. Les plus en rogne ont décidé, dans la soirée, de bloquer les routes du Ring Fouad Chéhab et de Jal el-Dib avec des voitures ou des pneus brûlés. « Bien sûr que j’ai paniqué. Quand j’ai commencé à entendre les rumeurs, j’ai essayé de tout faire pour retirer tout mon argent... Khalas, même si c’est revenu à 3 900, je vais tout retirer, c’en est trop », raconte Layale*, la quarantaine, qui ne décolère pas. Les réactions dans la rue ne manquent pas, et c’est la classe dirigeante qui en fait les frais. Certains font toutefois le choix de ne pas retirer leurs « lollars ». Georges* a plus de soixante-dix ans. Il se tient devant un ATM près de son ami et range sa liasse de billets. Il a l’habitude de retirer une petite somme de ses « lollars » pour pouvoir finir le mois car son salaire en livres libanaises ne suffit plus. « Je ne compte pas les retirer à ce taux-là, je préfère les laisser : soit ils disparaissent complètement, soit une solution sera trouvée », dit-il. « Avons-nous un autre choix ? » s’énerve son ami.
« Mais s’ils le remettent à 1 500, je vais les tuer. Je dois manger », dit Georges en sortant de ses gonds. Officiellement, le dollar est toujours au taux de 1 500. Les banques, chacune selon une limite, autorisent les dépositaires dont les dollars sont bloqués à les retirer au taux de 3 900, une décision adoptée en avril 2020. « Ce sont tous des voleurs », résume-t-il. Une autre femme, de la même tranche d’âge et qui a opté pour la même méthode, ajoute : « Malgré tout ce qui s’est passé au Liban, je n’ai pas vu pire. » Christine, 61 ans, n’était pas en colère hier, mais complètement désespérée. « C’est fini le Liban », s’attriste-t-elle. « Je n’ai jamais senti ce que j’ai vécu hier, le désespoir et le dégoût. Je suis rassurée bien sûr de ce revirement de situation, mais je fais partie d’une minorité de gens, le reste n’a pas de compte en lollars, pour eux j’ai encore plus de peine », poursuit-elle en rappelant que cette situation concerne uniquement une partie de la population. Plus d’un million de comptes serait en « lollars », mais plus de la moitié de la population ne possède même pas de comptes bancaires. « Je n’ai pas de dollars, au moins un problème qui ne m’inquiète pas dans ce pays », lance une femme, la quarantaine, qui rit de la situation devant son lieu de travail.
« Je n’en peux plus d’eux »
Pas de panique pour Sirine*, mais de la rage. « Je ne vais pas me calmer de sitôt. » Le revirement de situation fait planer le doute mais ne parvient pas à rassurer les gens. « Je n’en peux plus d’eux, j’en ai marre. Je ne veux même pas en parler », dit une commerçante à Mar Mikhaël complètement dépitée de cette classe dirigeante, une heure après l’annonce du retour à 3 900 à la suite de la réunion « judiciaro-financière » à Baabda. « Pour moi, il était évident que c’est un jeu politique, mais franchement je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi ridicule », martèle Rania, qui travaille dans l’immobilier. Elle fait référence à la réunion qui a eu lieu entre le « trio gagnant » (ou pas) du jour : le gouverneur de la BDL Riad Salamé, le président du Conseil d’État Fady Élias et le chef de l’État Michel Aoun. En une réunion, ils ont fait sauter la décision du Conseil d’État comme s’il s’agissait du règlement intérieur d’un club de piscine.
Un retour à la « normale » pour les « lollarisés » qui génère des commentaires sarcastiques sur les réseaux sociaux : « 70 % de perte de valeur est une bonne affaire maintenant », se moque un internaute, en référence au fait que le retrait à 3 900 implique de facto un haircut de 70 % alors que le dollar s’échange autour des 13 000 LL sur le marché noir. « Ce qui me rend dingue, c’est qu’hier soir, revenir au taux de 3 900 est devenu une demande populaire. Ils jouent avec nos émotions », s’énerve Rania.
* Les prénoms ont été changés.
Le pays des farceurs et farcis !
13 h 29, le 04 juin 2021