C’est par un règlement « à la libanaise », assorti d’une claire violation du principe de séparation des pouvoirs, que s’est soldée l’affaire de la décision rendue lundi soir par le Conseil d’État de suspendre l’application de la circulaire 151 de la Banque du Liban. Ce texte permet aux banques de décaisser en livres et au taux de 3 900 livres pour un dollar des montants limités provenant des dépôts en devises bloqués en raison des restrictions bancaires en vigueur depuis fin 2019.
La décision de remettre la circulaire en question sur les rails (voir par ailleurs) a été prise lors d’une réunion tenue hier à Baabda sous la présidence du chef de l’État, Michel Aoun. Étaient présents le président du Conseil d’État, Fady Élias, le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, et Salim Jreissati, proche collaborateur de M. Aoun et ex-ministre de la Justice.
Au-delà de l’absorption de la colère suscitée chez les déposants par la décision du Conseil d’État, la réunion de Baabda a débouché sur une « violation totale » du principe de séparation des pouvoirs. C’est ce constat que Nizar Saghieh, avocat et cofondateur de l’ONG Legal Agenda, a dressé à notre publication sœur en anglais L’Orient Today, rappelant que « les décisions de justice ne peuvent être annulées de cette façon ».
L’activiste laissait ainsi entendre que le président de la République s’est ingéré dans les affaires de la justice en invitant un magistrat à revenir sur une décision émise par la justice administrative. M. Saghieh est rallié sur ce point par plusieurs figures hostiles au pouvoir en place, notamment le juge Chucri Sader, ancien président du Conseil d’État, démis de ses fonctions pour des motifs restés flous, en août 2017, sur proposition de Salim Jreissati, alors ministre de la Justice. « La réunion de Baabda va à l’encontre de toutes les lois en vigueur et porte atteinte à la séparation des pouvoirs », a déploré M. Sader dans une déclaration à la presse, hier. Une position que partagent les partis politiques hostiles à Michel Aoun, notamment les Forces libanaises. Georges Okaïs, député FL de Zahlé, stigmatise ce qu’il appelle « une véritable mascarade ». « La réunion de Baabda a débouché sur une mise en scène humiliante à l’égard du pouvoir judiciaire », s’indigne M. Okaïs, lui-même ancien magistrat, dans un entretien accordé à L’Orient-Le Jour. « L’ingérence dans les décisions de la justice est devenue flagrante, à l’heure où le président du Conseil d’État devrait être le garant du prestige de la justice », ajoute le parlementaire FL.
La réunion de Baabda intervient dans un contexte politique tendu marqué par la colère contre le secteur bancaire, mais aussi contre le mandat de Michel Aoun. Largement décrié par le mouvement de contestation d’octobre 2019 et perçu comme responsable de l’effondrement total du pays, le mandat s’acharne à enregistrer des exploits à un an et demi de son expiration, en octobre 2022. C’est apparemment pour donner l’impression de parrainer toutes les solutions aux crises qui secouent le Liban que le président Aoun a « pris l’initiative » de convoquer la réunion d’hier. « Depuis un bon moment, le président Aoun n’attend plus les actions de la Chambre et du gouvernement. Il prend des initiatives pour régler les problèmes », explique notre correspondante à Baabda Hoda Chédid. Mais pour Georges Okaïs, cette démarche n’aboutit pas. Selon lui, « le président de la République s’efforce de se présenter comme le sauveur des gens, alors que ce n’est nullement le cas ». « Sous le mandat Aoun, le pouvoir judiciaire est victime d’une campagne orchestrée visant à l’anéantir », déplore-t-il, accusant le pouvoir d’opter pour des « choix populistes », alors que « sa popularité connaît un déclin non négligeable ». De son côté, Karim Bitar, directeur de l’Institut de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, se dit « profondément choqué de voir qu’alors que le président devrait être le garant de la justice, des personnes se réunissent autour d’une tasse de café et prennent des décisions sans présenter les explications qu’il faut aux Libanais ».
Une affaire Charbel Wehbé bis ?
Certains opposants à Michel Aoun présentent aussi une autre lecture de la réunion de Baabda. Ils commencent par rappeler que l’affaire est intervenue deux semaines après l’impair diplomatique commis le 17 mai dernier par Charbel Wehbé, ex-ministre des Affaires étrangères gravitant dans l’orbite aouniste, à l’encontre des monarchies du Golfe. L’épisode, teinté de propos racistes de la part de M. Wehbé, s’était alors soldé par la sortie définitive de ce dernier, à l’issue également d’un entretien avec Michel Aoun. La réunion d’hier serait-elle donc une affaire Wehbé bis ? La question se pose dans les rangs des opposants qui estiment que M. Aoun s’emploie ainsi à corriger les erreurs de responsables relevant de son camp. Un homme politique de l’ex-14 Mars croit savoir que les trois avocats qui avaient saisi le Conseil d’État du recours sur la circulaire 151 seraient des sympathisants du Courant patriotique libre. Bien que leur démarche soit fondée sur des bases légales, cet opposant qui requiert l’anonymat estime qu’ils ont « saisi le Conseil d’État présidé par un juge proche de la présidence pour renflouer le président dont la popularité est en baisse ».
Cette lecture, les milieux du CPL ne la partagent naturellement pas. Contactée par L’OLJ, May Khoreiche, vice-présidente du parti pour les affaires politiques, assure que les trois avocats en question ne sont pas membres encartés de sa formation. « Le président n’est pas intervenu dans l’action de la justice. Il a convoqué le juge concerné pour se tenir informé des motifs de la décision », explique-t-elle. Et Mme Khoreiche de pousser un cri de soulagement : « Heureusement que le président Aoun est là, et qu’il est vigilant pour désamorcer les bombes qu’on fait exploser au quotidien. »
« Jusqu’au dernier instant de mon mandat, j’œuvrerai à récupérer l’État des mains des corrompus », plaide Aoun
Dans un entretien-fleuve accordé au magazine de la Sûreté générale, le président Michel Aoun a une nouvelle fois défendu son bilan à la tête de l’État, près d’un an avant la fin de son mandat, rejetant la responsabilité des échecs successifs sur ses adversaires, mais sans toutefois les nommer. Le chef de l’État a ainsi estimé une nouvelle fois qu’un « système » en place qu’il a dénigré « empêche la lutte contre la corruption et la sortie du Liban de la grave crise socio-économique qui le frappe depuis bientôt deux ans ». Il a toutefois promis d’arracher l’État des mains de ceux qui le corrompent. « Jusqu’au dernier instant de mon mandat, j’œuvrerai, avec ce qui reste de personnes dignes dans ce pays, à recouvrer l’État des mains de ceux qui l’ont miné par la corruption et qui ont sapé les bases de la bonne gouvernance », a-t-il dit, soulignant que « certains auteurs de l’effondrement financier criminel sont encore au pouvoir et tentent désespérément d’échapper à la reddition des comptes ». « Le système corrompu est enraciné en politique et en dehors de celle-ci », a encore estimé M. Aoun, dont le camp politique est pourtant au pouvoir depuis une quinzaine d’années. Il a aussi affirmé que M. Bassil était la cible de diffamations contre sa personne, utilisant l’expression anglaise character assassination.
Commentant l’impasse gouvernementale en cours, Michel Aoun a affirmé avoir « présenté toutes les facilités » pour la mise en place du cabinet et fait assumer la responsabilité du blocage au Premier ministre désigné Saad Hariri, qui « n’a pas respecté le principe de partenariat prévu par le pacte national ». « Les prérogatives du chef de l’État dans ce processus ont été outrepassées. Aujourd’hui, tout le monde doit faire des concessions. Il nous faut une vraie prise de conscience pour accélérer la formation du gouvernement, en mettant de côté les calculs politiques étroits », a plaidé M. Aoun.
"il est vigilant pour désamorcer les bombes qu’on fait exploser au quotidien" choix de mots interessant - il n'était clairement pas tres vigilant le 4 aout 2020... ou il ne sait désamrocer que les "bombes" qu'il plante lui-meme?
11 h 56, le 04 juin 2021