« C’est comme si les autorités s’amusaient avec le disjoncteur du pays. À ce rythme, les fusibles vont finir par sauter. » C’est avec ces mots qu’une source bancaire souhaitant rester anonyme a décrit l’éprouvant feuilleton concernant le maintien ou non de la circulaire n° 151, imposé de force cette semaine à des Libanais déjà éreintés par près de deux années de crise aiguë marquée par une dégringolade de la monnaie et les restrictions bancaires.
Cette minisérie au thème juridico-financier sur fond de bras de fer politique a démarré lundi avec une décision du Conseil d’État qui, saisi d’un recours, a suspendu provisoirement le texte autorisant les banques depuis avril 2020 à décaisser au taux de 3 900 livres pour un dollar – soit plus que la parité officielle de 1 507,5 livres mais bien moins que les 13 000 du marché parallèle – des montants retirés par leurs clients sur leurs comptes de « dollars libanais » ou « lollars ». Une décision que la Banque du Liban a d’abord affirmé avoir répercutée dès mercredi soir, provoquant un mouvement de panique parmi de nombreux déposants, avant de finalement annoncer hier le maintien de la mesure à l’issue d’une réunion au palais de Baabda entre le chef de l’État Michel Aoun, le gouverneur de la BDL Riad Salamé et le président du Conseil d’État, le juge Fadi Élias.
Désaveu de Salamé
Dans un bref communiqué, la présidence a précisé que la banque centrale n’avait pas été notifiée dans les règles de la décision du Conseil d’État, ce qui aurait de facto entraîné la suspension de l’exécution de la circulaire. Une particularité évoquée à L’Orient-Le Jour mercredi par des sources proches du dossier et selon lesquelles la BDL n’avait reçu qu’une « simple copie » de la décision et non une « copie conforme ». Le palais de Baabda a également fait savoir que la BDL a présenté un « recours » devant le Conseil d’État, qui comporte « de nouveaux éléments », afin de le faire revenir sur sa décision. Selon un expert en droit administratif que L’Orient-Le Jour avait contacté mercredi, cette possibilité est en effet ouverte aux parties dans ce type de procédure, la suspension de la circulaire ayant été adoptée à titre conservatoire en attendant un arrêt tranchant définitivement et sur le fond les prétentions du recours déposé par les demandeurs.
S’exprimant dans le sillage de la réunion à Baabda, Riad Salamé a lui assuré que la Banque du Liban n’avait pas officiellement suspendu l’exécution de la circulaire mercredi soir, malgré ce que permettait de comprendre sans équivoque le communiqué publié à ce moment-là par le service de presse de la BDL. « Nous n’avons pas publié (mercredi) de circulaire qui annule une autre », a expliqué Riad Salamé, lors d’un bref échange avec les journalistes à sa sortie de la réunion. « Nous avons seulement publié une information dans laquelle nous avions exprimé notre respect envers le Conseil d’État et la justice », a-t-il déclaré. « Aujourd’hui, le juge Élias nous a expliqué que la décision du Conseil d’État pouvait ne pas être appliquée car la notification ne contenait pas de sceau. Et sachant que nous avons présenté un recours contre cette décision, cela nous donne du temps avant de devoir l’appliquer », a ajouté le gouverneur. Commentant pour nos confrères de L’Orient Today ces différentes explications avancées par la BDL et Baabda, l’avocat Nizar Saghiyé, directeur exécutif de l’ONG Legal Agenda, a considéré que l’épisode entier constituait une « violation totale du principe de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice ».
Ruée sur les distributeurs automatiques
Ces clarifications ne figuraient pas cependant dans le bref communiqué de mercredi soir à la suite duquel plusieurs banques – mais pas toutes – ont arrêté de convertir au taux de 3 900 livres des dollars retirés des comptes dont l’accès est limité par les restrictions, poussant des Libanais à se ruer sur les distributeurs automatiques de leur banque, tandis que des groupes de manifestants bloquaient brièvement certains axes routiers, notamment à Beyrouth et Saïda (Liban-Sud). La tension est brusquement montée après le communiqué de la BDL mercredi soir, avant de retomber comme un soufflé dès que cette dernière a annoncé un peu plus tard qu’elle comptait présenter un requête au Conseil d’État pour faire annuler la suspension du texte.Adoptée en avril 2020 et prolongée à deux reprises depuis, la circulaire n° 151 a donné naissance à l’expression « dollars libanais » ou « lollars » pour désigner les devises bloquées dans les banques du pays par les restrictions bancaires illégalement adoptées dès les premiers mois de la crise. Les « lollars » se définissent par opposition aux « dollars frais », dont la pleine disponibilité est protégée par une autre circulaire (n° 150) adoptée en avril 2020 par la BDL.
La banque centrale et les banques ont toujours présenté le mécanisme des « lollars » comme un moyen de compenser une partie de la dépréciation de la livre dans un contexte économique et financier désastreux dont ils imputent la responsabilité aux autorités, qui ont accumulé les déficits pendant des années avant de faire défaut sur les obligations d’État en devises. Les détracteurs de la mesure considèrent au contraire que ce mécanisme a surtout offert aux banques l’opportunité de « lirifier » presque de force une partie des dépôts et d’échapper aux procédures de mise en faillite que les déposants sont dans le droit de lancer si les banques ne sont pas en mesure de rembourser les dépôts dans la monnaie dans laquelle ils ont été effectués.
Un argumentaire notamment défendu par les auteurs du recours devant le Conseil d’État à l’origine de la suspension ainsi que par l’Union des déposants, qui s’est fixé pour mission d’aider les clients des banques libanaises à faire valoir leurs droits dans les litiges liés aux restrictions bancaires. Dans un communiqué hier, l’organisation avait d’ailleurs sèchement critiqué la façon dont certaines banques avaient réagi à la suspension de la circulaire n° 151 annoncée mercredi en ne laissant d’autre choix à leurs clients que de retirer leurs dollars bloqués au taux officiel, soit une décote de 90 % par rapport à leur valeur sur le marché parallèle.
commentaires (11)
ce feuilleton n'est en fait qu'une suite desolante de l'etat des lieux, qui nous rappelle malheureusement les annees les pires de 88-89-90-2006-2007-2008-2016-2017-2018-
Gaby SIOUFI
15 h 09, le 04 juin 2021