Critiques littéraires Poésie

Samira Negrouche en pérégrinations fixes

Flux et reflux à partir d’une apparente fixité alimentent la teneur hypnotique de Traces, le dernier recueil de la poète algérienne Samira Negrouche. Une ode vive à l’exode et à l’altérité.

Samira Negrouche en pérégrinations fixes

D.R.

Traces de Samira Negrouche, Photographies de Nathalie Postic, éditions Fidel Anthelme X, 2021.

« Solio… Je suis entrée par tant de portes/ ai traversé tant de moi-même »

Le vent souffle sur Traces. Discret ou violent, attentionné, il est toujours à l’intérieur, fidèle aux circulations : de la pensée, de l’émotion, du souvenir, du corps, des éléments, des peuples, du temps, du monde. Vent libre et magnétique, il est garant de la persistance du mouvement au cœur de la fixité la plus absolue. Garant d’un élan vers soi, et par là vers l’autre, plus ou moins inconnu, par lui Samira Negrouche explore un point fixe, un repère qui devient au fil de ses vers, un cercle se développant jusqu’à embrasser l’univers.

« Le geste est nombreux/ il fait silence en moi/ et c’est ainsi que je te vois/ nombreux./ C’est ainsi que je te touche/ La surface immobile/ qui vibre, qui vibre/ qui fait voile au-dedans/ souffle au-dedans. »

Traces est l’histoire d’un solo qui s’amplifie en intensité pour acquérir l’épaisseur, la densité, la pluralité d’une pièce à plusieurs corps, alors même que le solo originel ne s’estompe pas, s’affirme et se stabilise. La voix de la narratrice est simple. Voix traversante. Elle parle à l’âme, si bien que les frontières et les émotions s’animent dans ses intonations et s’articulent, des doigts qui se rejoignent pour raconter une histoire de toujours. C’est dire l’ancrage de Traces dans l’universel. Dans le sacré. Et sa faculté à raconter une histoire ancienne avec des réalités d’aujourd’hui.

« Des barques se balancent contre la langue./ Sous les barques, il y a des pas./ Il y a des troncs enracinés sous la langue, il y a des arbres qui flottent sur la langue, des murs où plonger dans la mémoire. Il y a des ponts immobiles et des voies blanches, des voies d’eau chargées de pas, de gestes immobiles, des pensées immobiles, des claquement indolores./ Il y a, plantées là, des civilisations immobiles sur la crête d’un colisée en dormance. »

Les premiers mots du recueil résonnent comme une confidence qui cherche, tel un vers à soie, le chemin qui défait le cocon. Depuis une conteuse ancestrale, la voix de Negrouche coule tel un filet d’ombre. Aux prises avec sa sensibilité sensorielle exacerbée, la poète témoigne des sons, des images et des mouvements perçus le long de sa journée et dont sa nuit se retrouve dépositaire. À travers soi, puis à travers la ville, la forêt, et la mer, ses vagues et marées, son sable, son souffle, son eau, son halo et encore sa vague, s’écrit un perpétuel exode.

« Et, sans y prendre garde, embrasser le sable, entrer dans le corps du rivage par un creusement net, un son, une parole sans traduction possible, une langue échappée, une langue qui ruisselle à travers les doigts/ Je veux entrer dans la terre par l’eau/ et dans l’eau par l’empreinte de l’eau. »

Le poème renoue avec le verbe premier et navigue. Le poème tournoie autour d’un axe mystique. Il pose ses marques en des lieux et temps insoupçonnés et familiers, antiques et actuels. La langue s’imprègne de tout cela et éclot, bruissement de la mémoire. Le mouvement réconcilie ouverture et intériorité. Retour à l’autre et retour à soi. Solitude et Multitude. La parole née du manque est lien fraternel, sororal, enfantin.

« Ça dépend pour quoi, ça dépend pour qui, ça dépend de ce que cela implique, ça dépend de beaucoup d’autres choses, il y a là des âmes sacrées derrière les troncs, les troncs sacrés, des arbres sacrés, dans la forêt sacrée que tu traverses/ Ça dépend comment tu traverses. »

La dernière page raconte que ce très beau texte est issu d’une cocréation par Samira Negrouche et la chorégraphe et danseuse sénégalaise Fatou Cissé, rencontre initiée et portée par le festival de théâtre Univers des mots (Conakry, Guinée), et ayant donné lieu à deux représentations publiques en novembre 2019. La prévalence du mouvement et la dimension kinesthésique si palpables dans l’écriture de Traces trouvent là un éclairage, parmi d’autres. Cet éclairage peut ouvrir à une relecture se déployant en une insomnie immobile ayant les propriétés d’une longue marche dansée. Infini exode dansé l’instant d’une insomnie fixe.

Traces de Samira Negrouche, Photographies de Nathalie Postic, éditions Fidel Anthelme X, 2021.« Solio… Je suis entrée par tant de portes/ ai traversé tant de moi-même »Le vent souffle sur Traces. Discret ou violent, attentionné, il est toujours à l’intérieur, fidèle aux circulations : de la pensée, de l’émotion, du souvenir, du corps, des éléments, des peuples, du temps,...

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