Au sein de l’institution militaire, peut-être encore plus qu’ailleurs, on connaît le poids des symboles. En passant en revue les troupes aux côtés du chef d’état-major des Armées françaises François Lecointre dans la cour de l’Académie militaire à Paris le 26 mai, Joseph Aoun a sans doute réalisé qu’il avait pris une nouvelle dimension. Pour la première fois de l’histoire, le commandant en chef de l’armée libanaise était reçu le même jour à l’Élysée par le président de la République Emmanuel Macron, comme pour souligner l’importance acquise par cet homme considéré par les Occidentaux comme le dernier représentant crédible des institutions libanaises. Alors que l’armée est en état de déliquescence en raison de la crise économique et financière qui frappe le pays, les Occidentaux ont décidé de la maintenir sous perfusion, en renforçant leurs aides à son profit afin d’éviter que la situation ne se dégrade davantage. Une conférence en soutien à la troupe pourrait se tenir dans les prochaines semaines tandis que son commandant en chef va se rendre au mois de juin aux États-Unis. En devenant de facto l’interlocuteur privilégié de Washington et de Paris tout en continuant d’entretenir de bonnes relations avec toutes les composantes de la société et de la classe politique libanaise, Joseph Aoun devient un candidat sérieux à la prochaine présidentielle, alors que les trois derniers pensionnaires de Baabda sont tous issus, dans des contextes toutefois très différents, de la grande muette. De nature prudente, il assure, selon ses proches, ne pas envisager cette option et vouloir se concentrer uniquement sur sa tâche actuelle. Mais son parcours ressemble pour l’instant à un sans-faute qui lui permet d’être perçu par tous comme un gage de stabilité sans pour autant céder à la tentation de l’homme fort.
« Les Américains lui ont dit... »
Joseph Aoun commence sa carrière dans le régiment des commandos et fait ses premières armes au moment de la guerre d’élimination lancée par Michel Aoun en 1990 contre les Forces libanaises (FL). Il se construit une réputation en refusant la reddition malgré le siège mené contre la caserne d’Adma à laquelle il était rattaché. Proche de Michel Aoun, il entretient tout au long de sa carrière de bonnes relations avec toutes les forces politiques, en particulier avec le Hezbollah, avec qui il était en constante coordination pendant son service au Sud, à Marjeyoun.
Il est nommé à la tête de la troupe en mars 2017 par le chef de l’État qui le considère comme l’un de ses fidèles, malgré le fait que Gebran Bassil lui préférait un autre candidat. Commandant de la 9e brigade à Ersal, il se démarque dans les batailles qui opposent l’armée libanaise à l’Etat islamique (EI) et au Front al-Nosra en 2015. En 2016, il est au cœur des pourparlers bilatéraux entre Michel Aoun et Saad Hariri à quelques jours de l’élection présidentielle. Le président veut alors remplacer le commandant de l’armée Jean Kahwagi, avec qui les relations ne sont pas bonnes, par un homme de son camp. Joseph Aoun a en plus l’avantage d’être bien vu des États-Unis avec qui il a coopéré de près dans le cadre de la lutte antiterroriste.
En mai 2019, il se rend à Washington, pour une visite qui semble a posteriori marquer un tournant dans sa carrière. Et pour cause : elle en fait pour la première fois un candidat potentiel à la présidence, ce qui lui vaut critiques et jalousies, particulièrement dans l’entourage de Baabda. Cette visite complique également sa relation avec le Hezbollah, d’autant que les Américains abordent avec lui les dossiers de la contrebande d’armes et du renforcement des capacités de l’armée dans le sud du Liban. « Les Américains ont dit à Joseph Aoun qu’il pourrait être le prochain président de la République », assure un proche du parti chiite. Le gendre du président prend alors la mouche et le considère jusqu’à aujourd’hui comme son adversaire le plus sérieux dans sa course vers Baabda. « Il fait tout pour rester à l’écart de la politique, car cela se fera au détriment de l’armée », affirme un proche de Joseph Aoun qui reconnaît tout de même qu’il pourrait accéder à la présidence à la suite d’un compromis international et local.
Un mois après sa visite aux États-Unis, il est chaleureusement accueilli en Arabie saoudite. Les Saoudiens le reçoivent comme un chef d’État, malgré leurs mauvaises relations avec Michel Aoun et leur volonté de se désengager du Liban. Un signe que Riyad est sur la même ligne que Washington et considère que l’armée peut permettre de limiter l’espace du Hezbollah.
La rivalité avec Bassil
La relation avec Gebran Bassil se dégrade davantage avec le début de la révolution du 17 octobre. Alors que Joseph Aoun refuse de mater les manifestants, le gendre du président réclame sa tête. En vain. L’attitude du chef de l’armée lui vaut le soutien renforcé de la communauté internationale. La troupe s’interpose sur le Ring pour protéger les révolutionnaires face aux provocations de jeunes affiliés au Hezbollah et au mouvement Amal. Mais le moment est tendu, et l’escalade peut avoir de lourdes conséquences. Pour calmer le jeu, une réunion est organisée entre Joseph Aoun et Wafic Safa, responsable du comité de coordination au sein du Hezbollah. Le commandant en chef de l’armée maintient sa position sur sa détermination à protéger les manifestants. Mais pour répondre aux angoisses du parti chiite, qui vit très mal la fermeture des axes routiers, notamment dans le Sud et dans la Békaa, il accepte de faire rouvrir les routes.
Durant cette période compliquée, il réussit à maintenir l’institution militaire à l’écart des conflits politiques. « Il a réformé l’académie militaire, qui était considérée comme un laboratoire du clientélisme politique, et tient à garder l’image d’un homme simple et intègre », affirme un général de l’armée, sous couvert d’anonymat.
Un nouveau bras de fer éclate avec le chef du CPL en novembre 2020, alors qu’un nouveau directeur du renseignement doit être nommé. Le commandant de l’armée souhaite proroger le mandat du général de brigade Tony Mansour, mais Gebran Bassil insiste auprès du président pour la nomination de Tony Kahwagi. « Joseph Aoun a très mal vécu cette décision alors qu’il travaillait en étroite coopération avec Tony Mansour », révèle une source politique qui a suivi le dossier de près. La concurrence entre Joseph Aoun et Gebran Bassil est aussi perceptible dans le dossier des négociations des frontières maritimes, que le chef du CPL veut récupérer. L’armée est chargée des négociations, mais obéit aux recommandations du président, qui est accusé par ses détracteurs d’utiliser cette carte comme un moyen d’améliorer ses relations avec les États-Unis. Un accord rapide renforcerait la position de l’armée, et de son chef, ce qui ne serait pas pour plaire à Gebran Bassil. « Tout va bien entre le commandant en chef et le président », assure le proche de Joseph Aoun. Même son de cloche du côté de Baabda.
Le chef de l’armée n’a clairement pas le tempérament d’un putschiste. Il a calmé les ardeurs de tous ceux qui l’appelaient à prendre le pouvoir par la force, ayant conscience du danger d’une telle opération, encore plus dans un contexte aussi tendu. Son coup de gueule contre la classe politique le 8 mars dernier, où il a pris le parti de la rue et mis en garde les dirigeants contre une situation explosive, n’est toutefois pas passé inaperçu. « Si l’élection devait avoir lieu demain, ce serait certainement le favori », admet le proche du Hezbollah.
Un Aoun part un autre vient , ha ha ha ???
16 h 33, le 31 mai 2021