Ils étaient en ruine, dépeuplés. Ils le sont toujours, en partie. Mais depuis quelques semaines, les quartiers de Gemmayzé et Mar Mikhaël donnent l’impression, au premier regard, d’avoir retrouvé leur atmosphère particulière, celle d’avant les terribles événements du 4 août. Aux bruits incessants des perceuses viennent se substituer une fois la nuit tombée la musique des pubs et les klaxons des voitures. Les terrasses sont pleines et les sols à nouveau jonchés de bouteilles et de mégots de cigarette. « Enfin ! Il y a un retour à la vie », lance un valet parking à une jeune fille qui attend sa voiture depuis déjà une dizaine de minutes. On en viendrait presque à apprécier les embouteillages nocturnes. On rit de ne pas trouver de place pour se garer, alors que les voituriers s’amusent de nouveau à jouer à Tetris avec nos autos. Des passants se faufilent et essayent de trouver une table vide en terrasse, certains sortent leur téléphone pour immortaliser ce moment. Les rues sont trop sombres ou trop éclairées. Les quartiers sont bondés. Mais l’illusion a ses limites. « Je n’ai pas d’argent », lance une jeune fille à un enfant qui vend des roses. Au-dessus de leurs têtes, des bâtiments habillés de bâches portant les logos d’associations qui reconstruisent le quartier, ou des slogans comme « Nous ne partirons pas ».
Dans une allée de la rue principale de Gemmayzé, un nouveau restaurant-pub vient d’ouvrir ses portes il y a quelques semaines. Des clients boivent à l’extérieur en attendant qu’une table se libère. Deux jeunes d’une vingtaine d’années discutent. Georgi est de retour pour la première fois depuis l’explosion dans ce quartier où il a passé dix ans de sa vie. « J’ai fait un tour des rues, ce n’est plus la même sensation. Tu as l’impression que quelque chose s’est cassé. Les gens rient et boivent sur les ruines de notre ville », dit-il, la mâchoire serrée. « Cela donne l’impression que tout est revenu à la normale, mais ce n’est pas le cas. On voit la destruction et on se sent coupable d’être là », renchérit son ami, en regardant les étages encore lourdement endommagés du bâtiment juste au-dessus du pub. « Les gens viennent principalement le week-end maintenant », explique Maria, serveuse dans un autre pub dont les alentours sont toujours en reconstruction.
« Laissez-nous dormir »
Une foule de jeunes se tient devant une sorte de kiosque où de l’alcool est servi. Un jeune est assis sur sa moto, près de ses amis, et sirote son verre tout en fumant. Hassan, 23 ans, était revenu quelques jours après l’explosion. « Mais je ne suis pas resté, c’était trop difficile. Aujourd’hui, avec tout ce qui se passe au Liban, nous avons besoin d’évacuer. Ici, nous avons des souvenirs », dit-il avec nostalgie. Nour, 19 ans, est du même avis : « Ce n’est pas un retour à la normale, mais c’est un acte de résistance que de revenir. » Quelques minutes plus tard, elle est assise sur une autre terrasse, le regard dans le vide, fixant la façade d’un bâtiment cachée par les échafaudages. « Les Libanais élaborent un mécanisme de protection contre l’effondrement, l’angoisse et la dépression en se clivant et en agissant. Il y a en même temps une reconnaissance et une méconnaissance de la réalité pour répondre au désir de vivre », explique Marie-Thérèse Kheir Badaoui, psychanalyste et professeure à l’USJ.
Une voiture de police fait une ronde pour s’assurer que le couvre-feu imposé à minuit trente est respecté. Mais le quartier ne désemplit pas. « Laissez-nous dormir ! » hurle un habitant depuis son balcon. Bouteille de bière à la main, des jeunes écoutent le musicien du soir. Dave, à la guitare, vient de rompre avec sa copine et attire tous les regards. Autour de lui, les gens discutent, rient, chantent et dansent. « Avec la crise économique, on n’a plus trop les moyens d’aller dans les pubs. Les gens vont dans la supérette du coin, prennent une bouteille et viennent nous écouter », explique Sylvana. « Il est temps de descendre », lance un des policiers à ces jeunes. Il est 1h30 du matin. Quelques heures plus tard, les ouvriers reprendront le contrôle du quartier. « Nos traumatismes sont cumulatifs et répétitifs, explique la psychanalyste. Rien n’est résolu car il y a ce mécanisme d’évitement des traumas et des conflits. »
commentaires (4)
Une jeunesse stoique qui refuse la mort de la patrie . Bravo .
Antoine Sabbagha
18 h 16, le 31 mai 2021