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Lifestyle - La carte du tendre

Mon fils s’en va

Mon fils s’en va

La place des Martyrs, le 16 septembre 1989. Photo Georges Boustany

« Mais en quoi la place des Martyrs vous intéresse ! ? » s’exclame l’homme derrière son bureau, inquisiteur et moustachu. En cet automne 1989, Zahi Boustani est une légende du renseignement. Ancien compagnon de Bachir Gemayel, ex-directeur général de la Sûreté générale sous Amine Gemayel, il est une sommité chez les Forces libanaises où je suis venu demander un permis de visiter le no man’s land du centre-ville. Le 14 mars précédent, Michel Aoun a lancé sa bataille de libération, et depuis, les Syriens soumettent les régions Est à un blocus ainsi qu’à des bombardements jour et nuit (surtout nuit). La livre s’effondre face au dollar, tout vient à manquer, à commencer par l’eau et l’essence. Après des nuits blanches épuisantes, il m’est venu une idée saugrenue : je voudrais découvrir la place des Martyrs. À 21 ans, on se croit tout permis.

Zahi Boustani veut comprendre ce qui motive cette demande absurde de la part d’un jeune homme qui poursuit des études à Paris. J’explique que je prépare un film à l’intention de mes camarades français de Sciences Po. Mon arrivée nocturne en baie de Jounieh en hydroglisseur (surtout pas de cigarette, nous risquons d’être repérés par les artilleurs syriens). Mes nuits blanches, seul dans ma chambre exposée (je refuse de dormir dans le couloir comme le reste de la famille, je ne suis ici qu’en touriste et je tiens au confort de mon lit). L’absence totale d’électricité, la chaleur moite, les moustiques. Les pénuries, les disputes avec les voisins qui siphonnent votre réservoir. Les chutes d’obus de mortier inopinées. Je viens de m’acheter un caméscope et je filme tout cela, histoire d’épater mes amis. Zahi Boustani, amusé, m’accorde le laissez-passer.

Le 16 septembre 1989, je descends avec deux amies vers le centre-ville. Avec nos guides miliciens, nous entrons derrière le cadavre du cinéma Rivoli, longeons celui de l’hôtel Regent, traversons la rue Weygand derrière des monticules de sable, pénétrons dans une carcasse de béton. Au loin, le fracas des balles qui brise d’un coup le silence de mort ne fait plus sursauter personne. On entend un murmure de ruisseau : l’eau se déverse là depuis quatorze ans (mais pas dans nos réservoirs).

La voici enfin, la place des Martyrs. Dans ma collection de cartes postales, j’ai fantasmé sur ce lieu mythique. J’ai reconstitué le film muet de son évolution. Bien que je ne me souvienne pas de l’avoir vue avant-guerre, j’en connais chaque détail. Pendant que je regarde, bouche bée, un des miliciens prend ma caméra et réalise un panorama étourdissant, du Rivoli au squelette de la Banque Geagea.

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Pour nous déplacer, nous traversons les immeubles dans des boyaux creusés dans les façades. Voici le cinéma Opéra, calciné (Virgin, après la guerre). Interdiction de filmer les miliciens, alors j’enregistre leurs voix, leurs commentaires. À un moment, on entend un homme dont les hurlements nous parviennent de loin : ai-je rêvé ou il s’agissait vraiment d’un combattant de l’autre bord ?

Arrivés dans un immeuble ocre qui a abrité, dans une autre vie, l’hôtel Le Crillon, le quotidien Le Jour et l’hôtel Savoy, c’est l’apparition. Le monument est là, à quoi, une trentaine de mètres, il est à la fois à portée de main et inaccessible. Alors, je le filme compulsivement. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’un jour, ces lieux seront balayés par des analphabètes : toutes les façades en face seront rasées pour en faire des parkings, y compris le poste de police du Bourj, ex-siège de la Banque ottomane, ex-hôtel Khédivial, une merveille architecturale encore debout à l’arrière-plan.

Il me tourne le dos et regarde la mer

Le monument a pleuré du vert-de-gris sur son socle de roche. L’adolescent, supposé représenter la jeunesse du Liban, a perdu son bras gauche. Dans le martyr agonisant, un milicien a planté le drapeau de son parti. L’autre martyr pointe un doigt accusateur vers le poste de police, comme par anticipation. L’esplanade de marbre est criblée d’impacts haineux.

Œuvre de l’Italien Marino Mazzacurati (également auteur de la statue de Riad el-Solh), le monument n’a pas fait l’unanimité à l’époque. Après une première pierre posée en 1955, la municipalité renonce aux résultats d’un appel d’offres réservé aux sculpteurs libanais, au profit d’un contrat de gré à gré avec l’Italien. En 1959, elle se justifie en mettant en avant la « complexité » de l’œuvre demandée qui dépasse, selon elle, les compétences des Libanais. Du reste, Mazzacurati voit large, très large, et propose un plan d’ensemble urbanistique, économique et artistique pour toute la place, considérant que « les bâtiments existants seront fatalement détruits un jour et qu’ils ne peuvent pas continuer à se dresser là, car ils ne rapportent rien alors que le terrain vaut une fortune ».

Mazzacurati jette tout de même un os aux sculpteurs libanais en leur laissant les quatre fontaines qui doivent entourer le monument et qui sont censées représenter les quatre saisons ou quatre grandes villes du Liban... Mais nos artistes, déjà blessés dans leur orgueil, refuseront de participer à cette œuvre restée finalement inachevée.

Lors de son inauguration le 6 mai 1960, les critiques se portent sur l’aspect « italien » des visages. Mazzacurati ne cache pas que la Liberté a des « traits grecs » parce qu’elle est une figure allégorique, mais pour les autres, il affirme que les Libanais ont, comme les Italiens, des traits méditerranéens. Le monument ne va finalement acquérir une certaine légitimité qu’avec la patine et les outrages de la guerre.

En 1989, en observant ce monument pour la première fois, je me suis identifié au jeune homme découvrant le monde. Aujourd’hui, je ne suis plus que l’agonisant enchaîné à ses pieds, le drapeau des partis confessionnels planté dans le flanc. Là-haut sur le socle, c’est maintenant mon fils qui me tourne le dos et regarde la mer. J’ai enfin compris : la Liberté, la main sur son épaule, l’invite à s’en aller faire son avenir dans des pays où la dignité n’est pas négociable.

Retrouvez le film de cette visite sur ce lien.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

« Mais en quoi la place des Martyrs vous intéresse ! ? » s’exclame l’homme derrière son bureau, inquisiteur et moustachu. En cet automne 1989, Zahi Boustani est une légende du renseignement. Ancien compagnon de Bachir Gemayel, ex-directeur général de la Sûreté générale sous Amine Gemayel, il est une sommité chez les Forces libanaises où je suis venu demander un permis...

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