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Culture - Installation

Des « Lettres de Beyrouth » à Venise pour porter loin la voix des Libanais

Tara et Tessa Sakhi installent, à partir du 22 mai, un mur de pensées (Wall of Thoughts) aux Giardini della Marinaressa de la cité des Doges, en parallèle à la Biennale d’architecture. Les Libanais sont invités à y participer en envoyant leur témoignage sous la forme d’un mot ou d’une longue lettre à partager avec le monde.

Des « Lettres de Beyrouth » à Venise pour porter loin la voix des Libanais

Tara et Tessa Sakhi, des artistes pluridisciplinaires. Photo Perine Renard

Les artistes pluridisciplinaires libano-polonaises Tara et Tessa Sakhi présentent, du 22 mai au 21 novembre 2021, l’installation « Lettres de Beyrouth » (« Letters from Beirut »), une création publique regroupant, comme son titre l’indique, quelque 4 000 lettres de citoyens libanais partageant leurs émotions ou état d’esprit, alors que le pays passe par une multitude de crises économique, sanitaire, politique et sociale. Ce mur des pensées, ou Wall of Thoughts », ne fait pas partie des pavillons officiels de la Biennale d’architecture de Venise (rappelons que c’est l’architecte libanaise Hala Wardé qui porte le pavillon libanais à la 17e Exposition internationale d’architecture, NDRL) mais se situe à quelques minutes à pied, aux Giardini della Marinaressa de la cité des Doges.

L’idée du projet a germé lorsque les deux artistes ont voulu questionner la manière dont les gens communiquent entre eux, loin des réseaux sociaux, où l’interaction est devenue quantitative plutôt que qualitative. « Nous voulions avoir une installation qui parle du poids des mots sans que ce ne soit attaché au phénomène des “like” ou pas », explique Tara Sakhi avant de préciser que par la suite, l’installation s’est élargie « pour parler d’environnement et de patrimoine, ainsi que pour contrer l’oubli. Ce serait important pour nous Libanais de pouvoir fixer ces mots, ces pensées, et ne pas oublier, ainsi que de graver ce qui s’est passé pour évoluer. »

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« Un site web (https ://www.tsakhi.com/lettersfrombeirut-write) explique le projet et recueille les témoignages dans un encart dédié où le correspondant rédige sa lettre. Nous la retranscrivons ensuite sur de petites cartes de 15 par 10 cm qui figureront dans l’exposition », précisent les artistes. « Ces lettres peuvent être anonymes ou non. Tout le monde est invité à y participer. Cela peut être une pensée, un mot, un souvenir, une longue lettre à partager. L’essentiel, c’est qu’il s’agisse d’un témoignage qui permette de comprendre l’état d’esprit dans lequel se trouvent les Libanais actuellement », indiquent-elles.

Visuellement, l’installation se déclinera sur un grillage de huit mètres de long et de deux mètres de hauteur, support où les lettres sont accrochées. Le visiteur sera encouragé à en retirer une pour la lire et même y répondre si l’envie lui en prend. Comme le visiteur partira avec la lettre, l’installation changera de visage au fil des jours. Ainsi, plus les gens interagiront avec le mur, plus le mur sera amené à se vider. En novembre, à la fin de la biennale, le mur devrait être dépouillé. « C’est une image métaphorique qui signifie que plus on communique avec les autres, plus les murs tombent », note Tara Sakhi.

Jusqu’à aujourd'hui, 2 500 lettres ont déjà été reçues. « Nous en attendons encore 1 500 puisque l’association émiratie Irthi nous a offert 4 000 pochettes pour y insérer les missives », signalent les auteures du projet.

Le travail des sœurs Sakhi, architectes, designers, artistes multidisciplinaires, vise à faire revivre la mémoire collective libanaise, enfouie trop longtemps sous la haine, les guerres, le cloisonnement et le sectarisme. Il vise aussi à rappeler au reste du monde non seulement les trois arcades ou les doubles fenêtres de son architecture typique, mais aussi le parfum des géraniums et de la marjolaine, propres au peuple libanais et qui continuent en dépit de tout à parfumer les rues de Beyrouth. Les sœurs voudraient surtout participer à préserver et « exporter » cette manière de vivre bien libanaise faite de générosité, de chaleur, de finesse et de goût.


« Lettres de Beyrouth », simulation 3D par T Sakhi. Photo DR

Un parcours et des voyages

Cofondé par les deux sœurs, le studio d’architecture et de design hybride T Sakhi a fait fusionner, depuis sa création, plusieurs disciplines créatives « pour susciter la curiosité et stimuler l’interaction en questionnant notre environnement, les matériaux de notre vie quotidienne et la notion d’identité dans nos sociétés », indiquent-elles. Les projets diversifiés et ludiques du studio vont des installations urbaines au design commercial et résidentiel, en passant par les objets de collection, ou la scénographie et la réalisation de films.

« Tout a commencé après nos études d’architecture, confie Tara Sakhi. Après un cursus d’architecture (d’abord à l’ALBA, puis respectivement à l’AUB et l’ESA), ma sœur et moi avons décidé de travailler ensemble en 2016. Nous avons commencé toutes les deux par décorer notre maison. Nous avons enchaîné avec l’aménagement d’autres intérieurs puis de boîtes de nuit comme le Skybar, The One, The Sax, un pub de jazz ou le festival Decks on the Beach. Nous avons été très vite propulsées dans un monde où tout se précipite. »

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Même si travailler avec une sœur n’est pas chose évidente, reconnaît la jeune femme, « au fur et à mesure que nous avancions, nous convergions vers un point unique, et nous nous sommes mises à créer une cervelle commune complémentaire ».

« Nous ne nous sommes pas divisé les tâches, poursuit Tara Sakhi. Nous travaillons d’une manière intuitive en nous acceptant mutuellement et en reconnaissant nos compétences l’une et l’autre. J’ai beaucoup appris d’elle et elle de moi. C’était une aventure magnifique qui nous a rapprochées. Très vite, nous avons senti que nous ne voulions pas être identifiées en tant qu’architectes ou designers, mais travailler avec la matérialité des objets et la relation de l’homme avec l’espace. Et comme je suis passionnée de cinéma, nous avons décidé de mélanger des disciplines tant qu’elles rejoignent l’idée de l’individu dans cet espace. Les courts métrages sont devenus des installations (visual arts) qui posent à nouveau un questionnement. » Après avoir travaillé le macramé dans une jungle au Mexique et la pierre sculptée en Égypte, les Sakhi expérimentent un nouveau matériau : le verre soufflé. Installées à Venise lors de la deuxième vague de la pandémie en septembre passé, elles se sont mises à travailler ce matériau. « Venise est une ville unique et authentique, et nous avons eu le temps de l’apprécier durant la pandémie, raconte Tara Sakhi. C’était une expérience unique sans la présence de touristes. J’ai toujours été attirée par les villes où il se passe un tas de choses, et nous courions après le temps. La pandémie nous a appris à profiter du temps, à le voir couler lentement et à nous reposer un peu. » « Quand on court beaucoup, l’esprit est dispersé et ne vit pas les détails. Le verre soufflé est très difficile et intrigant à travailler, poursuit l’artiste. Murano est spécialisée dans cet artisanat, mais ses artisans sont en train de disparaître. » Lors de cette période, les artistes libanaises visitent chaque semaine des usines, et essayent d’expérimenter le verre et de le faire évoluer. « Nous avons travaillé avec des métaux recyclés, nous avons mélangé l’aluminium avec le verre, et nous avons eu des textures très volcaniques et rocheuses. » Une fois leur projet terminé, elles planifient de créer une installation lumineuse, mais dans l’immédiat, elles sont encore dans le processus de trouver un sponsor pour produire ces pièces et les exposer dans un palace au sein d’une scénographie particulière.

Tous les mediums ont un langage

Quels que soient les mediums utilisés, Tara et Tessa Sakhi essayent de montrer comment le design et l’architecture stimulent à nouveau le regard pour comprendre la manière dont nous interagissons dans nos sociétés. Mais elles trouvent qu’il existe dans l’art de l’installation « une beauté dans l’immédiat, car nous voyons in situ comment les gens réagissent avec l’installation, contrairement à l’architecture qui prend des années à se réaliser. Certes, cette dernière fait partie de l’archéologie de nos villes, mais il n’empêche que les installations sont des expériences magnifiques car elles mettent en relief le moment présent. Et ça nous permet de garder le questionnement ouvert ».

Avant les crises qui sévissent actuellement au Liban et avant le drame du 4 août au port de Beyrouth, les Sakhi étaient installées dans la capitale libanaise et voyageaient un peu partout à travers le monde. Aujourd’hui, la ville meurtrie ne leur offre aucune opportunité de travail, ce qui les peine énormément. « Après qu’on a parlé du Liban à l’international, aujourd’hui il est abandonné. Le seul moyen pour nous est de travailler ailleurs pour continuer à faire parler du Liban. Et de ne jamais arrêter d’en parler, en termes positifs bien sûr », disent-elles.

« Comme dans le film Hiroshima mon amour, où le personnage principal lutte contre l’oubli, nous essayons sans prétention, Tessa et moi-même, d’immortaliser des moments et de continuer à travailler pour que Beyrouth ne se phagocyte pas et disparaisse », indique Tara Sakhi. Aujourd’hui, les sœurs Sakhi invitent toute personne qui voudrait immortaliser ses pensées pendant six mois à Venise à participer à l’installation « Lettres de Beyrouth ». Elles espèrent faire voyager l’œuvre ultérieurement et rêvent même de « l’exposer dans une institution artistique et qu’elle fasse partie d’une exposition permanente », concluent celles qui signent là un beau témoignage d’amour à la ville source de leur inspiration. Et de leur amour... 

Partenariat

Le projet « Lettres de Beyrouth » (« Letters from Beirut ») de Tara et Tessa Sakhi a été organisé par l’European Cultural Center à Venise, en partenariat avec le Irthi Contemporary Crafts Council (Conseil de l’artisanat contemporain Irthi, basé à Sharjah aux Emirats arabes unis) pour poursuivre le dialogue sur la reconstruction de Beyrouth, la conservation de sa culture et son patrimoine, et la restauration de sa mémoire collective, en faisant voyager la voix de 4 000 citoyens libanais. En collaborant avec cette plateforme qui a pour mission d’autonomiser les femmes qui pratiquent l’artisanat au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, et en Asie du Sud et centrale, en créant une économie artisanale dirigée par elles, les Sakhi misent sur la pérennité de leur projet pour préserver le patrimoine culturel du Liban.

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