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Culture - Exposition

« Beirut Kaputt ? » ou les multiples visages de l’horreur

Le Mina Image Center rouvre ses portes en accueillant sur une curation de Stéphane Sisco une exposition qui interroge la représentation de la violence liée à la double explosion du 4 août.

« Beirut Kaputt ? » ou les multiples visages de l’horreur

Images tirées d’un montage vidéo de 7 minutes environ, rassemblant des bribes d’images filmées par des internautes sur les réseaux sociaux au moment de la double explosion du 4 août. Photo DR

Commençons, avant d’aborder le contenu de « Beirut Kaputt ? », par parler de son contenant. Impossible de les dissocier. Pas seulement parce que cette exposition interroge, à la faveur d’une curation de Stéphane Sisco, la représentation de la violence (de la double explosion du 4 août), et que le Mina Image Center qui accueille cette réflexion a été dans l’œil du cyclone ce jour-là. Mais aussi et surtout parce que le fait même que ce lieu rouvre ses portes au public à neuf mois (jour pour jour) du 4 août apporte une réponse à la question qui tient lieu de titre à cet événement : « Beirut Kaputt ? ». Il suffit d’arriver rue Darwiche Haddad, quartier du Port, de se surprendre à regarder par-dessus l’épaule, peut-être même sursauter au moindre bruit de trop, de parcourir cette allée en en constatant les dégâts, puis être soudainement accueillis par le sourire de Manal Khader, la directrice du Mina Image Center, qui, d’emblée, rassure qu’elle a « finalement retrouvé l’énergie de recommencer », pour se dire, bêtement peut-être, que cette ville vit encore.

Un trop-plein d’images

« Certes, il nous a semblé crucial de reprendre les activités du Mina Image Center, mais en même temps il a fallu repenser l’espace, le rouvrir différemment, de manière qu’il fasse sens avec le contexte. Avoir un lieu d’exposition au sens strict du terme nous paraissait incohérent, au vu de la situation du pays. Après une fermeture datant d’octobre 2019, l’idée était donc de transformer cet espace en un espace d’activisme et pas d’art uniquement, afin qu’il devienne une sorte de hub créatif pour les artistes de la région », nuance Khader, au cœur de ce lieu qui abrite encore les cicatrices de la double explosion du 4 août et dont elle dit : « Ce n’est pas grave si l’espace n’est pas encore complètement remis à neuf, au contraire, il reflète le processus lent de la reconstruction de la ville. » Tout cela ne fait que corroborer l’impression que le propos de « Beirut Kaputt ? » et son contexte se confondent dans une troublante mise en abyme. Rien que la vue du port, ou plutôt de ce qu’il en reste, depuis les fenêtres du MIC sert de préambule à cette exposition que le curateur Stéphane Sisco décrit comme un projet « qui permet de réfléchir au recyclage permanent des nouvelles traumatisantes, du trop-plein d’images et de commentaires, et comment cela peut amplifier, plutôt qu’apaiser, nos expériences traumatisantes. Comment, plutôt que de s’engager dans une réflexion nuancée, les médias rapides exploitent souvent les événements traumatisants en misant sur le sentiment primitif qu’est la peur ». Cette réflexion à deux temps démarre avec un montage vidéo de 7 minutes environ, rassemblant des bribes d’images filmées par des internautes sur réseaux sociaux au moment de la double explosion du 4 août. Presque emprisonnés dans cette boîte noire où seul un écran décharge les souvenirs de ce jour-là, les images viennent à nous comme des rafles et des baffes. Par-delà l’émotion que celles-ci ne peuvent que susciter, cette surabondance de photos, de vidéos, de bruits, et de « commentaire sur le commentaire » tel que le qualifie Sisco, nous permettent de mesurer l’ampleur de la fragmentation de l’information, et plus précisément la manière dont cette hyperreprésentation de l’horreur, doublée d’une prétention hyperréaliste, finissent par vider ce contenu de sa réalité.

Une œuvre d’Ayman Baalbaki, « All That Remains » (2014-2016), exposée au Mina Image Center. Photo DR

Un jeu de miroir

« Le blast de Beyrouth a été à ce point distribué, partagé, photographié, filmé – les Google trends en témoignent – à chaque fois avec une préconception et un point de vue différents, qu’il a été difficile de dépasser le stade du pourquoi vers un démontage factuel et mécanique de l’événement », souligne à ce propos Stéphane Sisco qui connaît bien les zones de conflits, allant du Cambodge en 1988 au Congo en 2019, en passant par l’Irak, et s’est longtemps intéressé à la représentation des guerres jusqu’à créer la fondation Condotta – Arts and Stories about War. Ces années d’analyse sur le terrain, et notamment à Beyrouth après l’explosion, il les résume de la sorte aujourd’hui : « Avec la numérisation de la guerre et de la violence, certes l’information a évolué vers quelque chose de plus horizontal, comme on a pu le voir à Beyrouth au moment de l’explosion. Sauf que cette asymétrie de l’information, corroborée par les médias et les réseaux sociaux, conduisent inéluctablement à une distorsion entre l’opinion publique et la réalité puante de la violence. » En partant de ce constat, « Beirut Kaputt ? » se déploie comme un jeu de miroirs entre le montage vidéo et, plus loin, une œuvre d’Ayman Baalbaki, All That Remains (2014-2016), qui agit un peu comme le double inversé du montage d’images qui se bousculent dans la vidéo. Étrangement, la toile de Baalbaki exhorte, au milieu de cette scène de guerre en débâcle, quelque chose qui ressemble à de l’apaisement. « Cette œuvre-là permet une relecture du blast par la distanciation. C’est la fonction première de l’art, prendre de l’envol à travers la réflexion et la création. L’idée, à travers cette installation, est de basculer de cette salle anxiogène et ces images qui empêchent la rationalisation vers une image presque apaisante qui propose une autre approche de la violence », explique Sisco. À l’entrée du Mina Image Center, un texte de ce dernier aborde la réaction de Donald Trump à l’explosion de Beyrouth. « Looks like a terrible attack », commentait ce jour-là l’ex-président des États-Unis. À partir de cette « légende » comme la qualifie Stephane Sisco, Trump alimentait ces algorithmes sur réseaux sociaux qui, à leur tour, nourrissent ces bulles cognitives où l’opinion publique se retrouve prisonnière. Pour en sortir, pour résister, « Beirut Kaputt ? » est donc, au final, un gage et une promesse de vérité.

*« Beirut Kaputt ? », curation de Stéphane Sisco, jusqu’au 4 juin 2021, au Mina Image Center, immeuble Stone Gardens, rue Darwiche Haddad, quartier du Port, Beyrouth.

Commençons, avant d’aborder le contenu de « Beirut Kaputt ? », par parler de son contenant. Impossible de les dissocier. Pas seulement parce que cette exposition interroge, à la faveur d’une curation de Stéphane Sisco, la représentation de la violence (de la double explosion du 4 août), et que le Mina Image Center qui accueille cette réflexion a été dans l’œil du...

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