Entretiens

Bernard Noël,le don du présent

Le poète Bernard Noël est mort le 13 avril dernier. Retrouvailles avec son univers et avec l’émotion rare d’une rencontre en 2010 où il parle du présent, essence du travail d’écriture, entre obstination et précipitation.

Bernard Noël,le don du présent

D.R.

Les Plumes d’Eros, Œuvres I de Bernard Noël, P.O.L., 2010, 448 p.

« (…) on empile des mots/ pour le passant/ verra-t-il le chemin/ tous les morts se ressemblent/ l’oubli les rend égaux/ la terre aussi. »

Bernard Noël est mort le 13 avril dernier à l’âge de 90 ans. Poète majeur, écrivain engagé, romancier, essayiste, polémiste, sociologue, critique d’art, éditeur, chercheur acharné, il est l’auteur discret d’une œuvre immense et complexe élaborée au plus près du mystère, tout en étant attentive et concernée par les réalités sociales, économiques et politiques. Ses écrits ont été salués par maints prix littéraires dont le prix Antonin-Artaud (1967), le Prix Robert-Ganzo de poésie (2010), le Prix international de Poésie Gabriel d’Annunzio (2011), et le Grand Prix de Poésie de l’Académie française (2016).

Son écriture prolifique et plurielle est marquée notamment par la place fondamentale du mystère du désir et du corps, la réflexion face à la destructivité et au mal, les liens privilégiés avec la peinture et les arts visuels, mais aussi la dimension politique et l’engagement de sa pensée sur notre époque dont témoignent les notions de sensure et de captation mentale qu’il a développées. La sensure est au sens ce que la censure est à la parole. Là où la censure opère par l’interdit et la limitation ; la sensure œuvre par la multiplication et par l’injonction à consommer l’information avec comme objectifs la captation mentale qu’est la confiscation de la mentalité individuelle par les pouvoirs.

« tout jaillit au présent/ ce qui advient/ ce qui toujours s’en va/ l’œil tremble/ il est le seul maintien/ de l’habité/ mais les choses aussi bien/ sont l’étonnement de les voir/ et de n’être plus rien/ la substance réelle/ destitue l’humain soufflé de temps/ une pierre vaut mieux/ alors tout s’efface/ il faut choisir les traits/ de son visage »

Il y a quelques années déjà, en 2010, c’est dans une émotion immense que s’est déroulé mon entretien avec Bernard Noël à Montpellier, suite à la parution de son ouvrage Les Plumes d’Eros (P.O.L., 2010). Un entretien effectué pour la grande Libraire Sauramps, Montpellier Agglomération et L’Orient littéraire. Une émotion demeurée intense tout au long de cette rencontre et une propriété rare de l’ici et du maintenant, portent l’enregistrement de cet entretien, tout comme elles ont porté les personnes venues écouter ce jour-là le poète inattendu qu’est Bernard Noël.

L’émotion était, et pour cause. Émane de Bernard Noël une écoute fondamentale. Si peu rencontrée qu’elle semble instaurer une bulle hors-temps. Et pourtant, j’ai rarement perçu la présence du temps, dans un cadre collectif, de cette manière. Le mouvement du temps était quasi tangible, ni trop rapide ni trop lent, a tempo. Bernard Noël en étant simplement là, rend à la portée de celles et ceux présents, une qualité unique du présent. Le silence est présence tout comme la teneur des mots dits. Une présence sacrée. Chaque mot que le poète prononce a son existence propre et reste nimbé de la teneur de la réflexion qui l’a amené jusqu’à l’expression.

« parfois rien n’est là/ sauf là justement/ l’infini est la fin de tout/ chacun va dans son œil/ pour voir la mort mourir/ le jour n’a pas de nom/ quand il est le jour/ la réalité est un saut/ hors du regard/ les mots appellent une limite/ qui les rende à l’originel/ mais j’entends/ derrière eux/ plus forte que leur sens/ la voix blanche de personne »

Humilité, douceur, inquiétude sont les mots qui me viennent à l’esprit en me remémorant l’impression étrange que laisse le poète. Inquiétude sans angoisse, inquiétude paisible. Quelque chose d’extrême également. Et de secret. L’émotion est vaste car à l’évidence, quelque chose de différent, d’extraordinaire, est là. Tout comme si Bernard Noël n’était pas celui au rendez-vous mais la poésie. Seule la poésie importe.

Écoute renouvelée de l’enregistrement retrouvé, plus de dix ans après, de cette rencontre avec le poète. Certains passages non ou partiellement retranscrits dans l’article publié dans L’Orient littéraire se détachent de l’échange. Retrouvailles inédites partagées dans ce qui suit.

Bernard Noël, nombre de passages dans vos écrits disent la rencontre dans l’instantané. Est-ce que cette faculté de se maintenir dans le présent par l’écriture affecte les moments où vous vivez les choses avant de les écrire ?

Il n’y rien avant l’écriture, il n’y a rien de préparé. L’écriture que je pratique depuis fort longtemps maintenant m’a appris à ne vivre qu’au présent parce que l’acte d’écrire se déroule toujours dans le présent. La posture d’écriture qui est un peu celle que j’ai là tout de suite, suppose que le corps se mette au présent de l’acte qu’il va accomplir. L’acte d’écrire. Peut-être que dans l’amour, c’est la même chose au fond.

Parlez-nous encore de votre pratique de l’écriture.

Ce qui m’intéresse dans la pratique de l’écriture et que je me suis obstiné pendant des années à pratiquer, c’est que c’est elle qui va me révéler ce qui va venir. Je n’ai jamais écrit en faisant un plan. Ce qui m’intéresse c’est que cette obstination va faire venir l’étrange et que cela prend la forme d’un récit qui va progresser selon une grande logique mais qui n’est absolument pas préparée. C’est pour moi après-coup un sujet d’étonnement que cette mise en place d’un récit par l’obstination du travail. Autrefois, on aurait dit que c’est un problème d’inspiration. Ce n’est pas un problème d’inspiration mais un problème de concentration, d’obstination, d’attente.

Vous dites « le travail » de l’écriture, vous évoquez à plusieurs reprises l’obstination.

Le travail de l’écriture est un travail d’obstination, d’endurance, de patience. Tout comme le travail de la peinture. C’est le contraire pour la photographie. (…) Je ne nie pas en disant cela le travail de la photographie mais je veux souligner l’importance de la précipitation. Avec cet appareil relativement récent qu’est l’appareil photo, on peut provoquer cette précipitation en quelques fragments de seconde ; alors que nous autres, on peine pendant des mois, des années. Mais il y a quelque chose de comparable entre la lenteur de l’écriture, de la peinture, et la précipitation dans la photographie. Les peintres chinois avaient intégré cela à leur travail parce qu’il fallait des années pour préparer un geste : leur peinture existait dans la fulguration du geste. Le mot précipitation, au sens de fulguration, est pour moi très précieux parce qu’il traduit le phénomène qui se passe quand on peint et quand on écrit.

Écrire conjugue en quelque sorte patience et précipitation, intériorité et extériorité.

Le travail de l’écriture est l’expulsion de son intimité vers la page qu’on a devant soi. Cette expulsion n’est pas spectaculaire. Comment diable un événement qui pendant toute sa durée va être entièrement intime, comment son existence se prolonge-t-elle et se nourrit-elle de son expulsion ? Il y a une espèce d’attirance vers l’extérieur. Je trouve qu’on peut entendre dans le mot s’exprimer ou expression, cette violence. S’exprimer c’est comme un jus. On exprime hors de soi ce qui était intime en soi. Pourquoi a-t-on ce besoin ? c’est peut-être aussi une espèce de besoin amoureux après tout. Peut-être qu’Eros est la figure de cette expulsion à la fois angoissante et parfois pleine de plaisir.

Les Plumes d’Eros, Œuvres I de Bernard Noël, P.O.L., 2010, 448 p.« (…) on empile des mots/ pour le passant/ verra-t-il le chemin/ tous les morts se ressemblent/ l’oubli les rend égaux/ la terre aussi. »Bernard Noël est mort le 13 avril dernier à l’âge de 90 ans. Poète majeur, écrivain engagé, romancier, essayiste, polémiste, sociologue, critique d’art, éditeur,...

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