Le pays de la déraison, de l’insouciance, de l’irresponsabilité… On trouvera difficilement un qualificatif suffisamment fort pour décrire la ligne de conduite de certains responsables libanais, officiels ou chefs de file, dont le comportement a un impact destructeur sur le fondement structurel du pays et sur l’avenir de sa population. S’ils n’en sont pas conscients, cela est certes grave (car nous versons auquel cas dans une inqualifiable incompétence), et s’ils en sont conscients, cela devient criminel et frôle la haute trahison. À cette sombre réalité s’ajoute depuis plusieurs décennies (pour ne pas remonter plus loin dans l’histoire) une crise existentielle chronique, comme l’a relevé fort à propos le métropolite de Beyrouth Élias Audi dans sa dernière homélie dominicale.
Comment pourrait-on qualifier des leaders qui ne savent pas établir une claire distinction entre un enjeu stratégique et des considérations tactiques (par essence réductrices), des leaders qui se laissent aveugler par un ego personnel surdimensionné, par des calculs partisans étroits, feignant d’oublier la dimension fondamentalement historique des événements en cours ? Quel jugement porter sur des chefs de file qui ne parviennent pas à assimiler le fait que lorsque nous sommes confrontés à un grave danger, il devient surprenant de les voir mener des batailles marginales qui affaiblissent leur propre camp et qui ne peuvent être légitimes que lorsque le danger est écarté ? Et pour compléter le tableau, dans quelle catégorie faudrait-il classer des dirigeants qui accordent la priorité absolue à des projets transnationaux, qui s’en remettent de manière inconditionnelle à un pouvoir régional pour toutes les grandes décisions à caractère stratégique, faisant fi du bien-être et des intérêts les plus élémentaires de la population locale ?
Comme cela a été souligné plus d’une fois, le conflit aujourd’hui au Liban oppose deux logiques aux antipodes l’une de l’autre : les défenseurs de la première soulignent que les Libanais subissent depuis plus d’un demi-siècle les retombées de la guerre des autres sur leur territoire, et qu’il est donc grand temps qu’ils puissent bénéficier d’une paix civile durable afin d’apprendre à se connaître, de régler leurs conflits entre eux et de construire ensemble leur avenir, loin des interférences étrangères ; les tenants de la seconde logique sont mus par une « culture de l’espace » (par opposition à la « culture du territoire »), en ce sens que pour eux, les considérations purement locales pèsent très peu face au projet transnational, face à la grande confrontation avec l’Occident, et les États-Unis en particulier.
Les crises successives auxquelles le pays a été confronté au cours des dernières décennies ont été provoquées précisément par la présence d’un puissant parti dont la raison d’être est de se placer totalement au service de cette seconde vision des choses, laquelle entraîne indubitablement une implication directe dans les conflits armés de la région et donc une perpétuation d’une situation de crise permanente dans le pays. Moralité de l’histoire : le rétablissement d’une stabilité pérenne et le retour à la normale comme préalable à un solide redressement socio-économique passent inéluctablement par une déconnexion totale des guerres régionales et donc par la neutralité. Dans son homélie de dimanche dernier, le patriarche maronite Béchara Raï est revenu à la charge sur ce plan en soulignant sans détour qu’en dehors d’un retour à la neutralité, le Liban ira « de crise en crise, de guerre en guerre, d’échec en échec ».
Il s’agit bien là d’un « retour » à la neutralité, car les Libanais ont trop tendance à oublier que le fondement principal du pacte de 1943 est cette option de neutralité, sur base du leitmotiv « ni Est ni Ouest ». Plus encore, on en est arrivé à oublier également qu’à la fin des années 60, la Ligue arabe avait classifié ses États membres en deux catégories : les « pays de confrontation » (l’Égypte, la Jordanie et la Syrie) et les « pays de soutien », dont notamment le Liban. Depuis, l’Égypte et la Jordanie ont signé la paix avec Israël ; quant à la Syrie, elle a conclu dans les années 70 avec l’État hébreu une entente tacite via Washington, faisant du Liban un abcès de fixation pour éviter toute confrontation directe israélo-syrienne. Il en a résulté que les trois pays de « confrontation » se sont retirés du conflit et le pays de « soutien » qu’était censé être le Liban s’est retrouvé être le seul pays de confrontation.
En brandissant avec courage l’étendard de la neutralité, le patriarche maronite ne fait ainsi que réclamer le rétablissement de la vocation première du pays du Cèdre. Même si cela doit se réaliser au détriment de l’exportation de la révolution islamique iranienne. Ne serait-il pas opportun à cet égard de relancer le slogan de la révolution du Cèdre, « Liban d’abord », mais en s’abstenant en priorité de saboter le camp souverainiste par des batailles marginales en tout point déplacées ?
commentaires (4)
M.Touma . La neutralité dont vous parlez est subjective notamment quand vous traitez le problème d'une manière unilatérale. Comment définissez vous la neutralité lorsque la navette des ambassadeurs et autres responsables occidentaux et arabes... , bâtons en main ne s'arrêtent pas ? À chacun sa façon de nous traiter par dessus la jambe ou selon ses propres intérêts. Quelle neutralite vous défendez Monsieur ?
Hitti arlette
22 h 15, le 04 mai 2021