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Lifestyle - Beyrouth Insight

Johnny Farah, homme sweet homme

Sous son éternel chapeau de paille s’empilent plusieurs casquettes : sa maroquinerie à la poésie épurée, sa restauration au sein du Casablanca, où se croisent Orient et Occident, et puis son amour pour la terre dont il a cocréé une petite entreprise bio, « Bechley Greens ». Comme autant de vocations qui font de Johnny Farah l’un des derniers gardiens du Beyrouth de nos rêves où, aujourd’hui, il a choisi de rester, malgré tout... 

Johnny Farah, homme sweet homme

Johnny Farah, ancré au Liban. Photo G.K.

Dès qu’il entre au Casablanca où il nous donne rendez-vous, il se passe quelque chose. On ne sait pas très bien quoi, mais on se surprend à sourire. C’est peut-être sa dégaine à l’élégance un rien débraillée, reconnaissable parmi mille, ce foulard éternellement noué autour du cou, ce chapeau de paille qui lui donne des airs de pêcheur ou de gentleman farmer – ça change au gré des saisons – et ce regard arrondi, mais large comme l’horizon derrière lui, irisé de bleu, trop curieux du monde pour ne jamais s’en lasser. C’est peut-être aussi ce sourire intact qui, en vieillissant, a conservé, par magie, la bonté de l’enfance. C’est peut-être tout cela à la fois, mais pas que. Quand Johnny Farah s’installe en face de nous, il se passe en fait le début d’un voyage dont on ressort, comme après tous les voyages, bouleversé et enrichi. « Mon histoire a commencé ici, avec la mer en toile de fond, et continuera ici, malgré tout. Où, ailleurs, on retrouve ça ? » me dit-il en pointant du doigt la mer, d’un bleu qu’on n’espérait plus, ce jour-là. Comment ne pas sourire à ces mots, même si le cœur n’y est pas ? Comment ne pas sourire à l’idée que cet homme précieux, qui s’est donné tout entier à un pays qui le lui a si mal rendu, ait choisi d’y rester malgré tout, malgré la double explosion du 4 août qui lui a atomisé l’intégralité de ses rêves, et a failli même lui prendre la vie ?

Le style IF

Débarqué de Palestine au début des années 50, avec ses cinq frères et sœurs, Johnny Farah aurait pu retenir de cette époque la douleur du déracinement, le poids de l’exil et le manque d’argent. Rien de cela. « Toute cette période, extrêmement dure, était allégée par ce petit quelque chose de doux qu’avait le Liban », se souvient-il. Une enfance entre Beit Chabab dont continue à l’émouvoir le souvenir d’un berger qui parlait à ses chèvres, une adolescence à Wadi Abou Jmil, ce melting-pot qui représente à ses yeux « ce que cette ville avait de meilleur » ; les effluves de jasmin sur lesquelles se repliaient les maisons de Hamra ; des cours de natation au YMCA de Aïn el-Mreissé, et puis la mer, toujours, d’où il continue jusqu’à ce jour à puiser la force de continuer. À 17 ans seulement, en autostop, à la force de son pouce brandi, Farah embarque à l’improviste dans un périple au Danemark où, de rencontres en hasard, il décroche une bourse pour des études en génie mécanique. Trois ans plus tard, le hasard revient mettre un certain Michael sur son chemin. Ce dernier, qui vendait des ceintures dans les rues de Copenhague, l’invite à collaborer avec lui. Johnny Farah n’avait que ces mains, dotées d’un pouvoir dont il n’avait pas la moindre idée. Ensemble, avec Michael, ils s’essayent au travail du cuir, et suscitent l’intérêt d’une boutique danoise qui leur passe une commande. Cent vingt ceintures.

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« Le succès, c’est quand on ne réfléchit pas à ce qu’on fait », dit-il à propos de sa boutique IF qu’il installe à Hamra en 1970 avec sa sœur Soha, presque sur un coup de tête. Beyrouth, qui à l’époque baignait dans ce qu’on a voulu qualifier d’âge d’or, n’a plus d’yeux que pour cet établissement, à la faveur duquel les Farah inventent le style IF : des morceaux de jeans reconvertis en jupe que s’arrachent les étudiantes de l’AUB mais aussi les touristes des pays alentours, des sabots de bois qu’on baladait entre les cafés de la rue Hamra, des pattes d’Eph’, des ceintures et des sacs à la poésie épurée pour lesquels on faisait la queue, de 9h du matin à 9h du soir, sur le trottoir de la boutique. Et lorsque la guerre civile de 75 venait balayer la poussière d’or de ces temps bénis, Johnny Farah partait à nouveau, un autre voyage à l’improviste, cette fois vers New York où il est l’un des premiers à s’aventurer dans le quartier de Soho, à l’époque une terre inconnue de la Grande Pomme. Sur Sullivan Street, il plante l’enseigne IF qui, pour des raisons que Farah ignore encore, cambriole l’attention d’une clientèle bigarrée, mais aussi d’Andy Warhol « qui m’a invité à déjeuner pour savoir, confie-t-il, qui était ce Libanais qui avait ouvert cette boutique où on vendait à l’époque des marques totalement avant-gardistes, Comme des Garçons, Gaultier, Yohji Yamamoto et Margiela », d’Anna Wintour « qui avait mis mes bracelets de cuir en couverture du Vogue américain », ou de la créatrice Donna Karan « pour qui j’ai conçu des collections. » « Peut-être parce que la mer me manquait », sourit-il, Johnny Farah rentre à Beyrouth en 1994, avec la détermination de participer, à sa manière, au chantier de la reconstruction de sa ville.

Johnny Farah, ancré au Liban. Photo G.K.

Plusieurs casquettes

Depuis, sous son éternel chapeau de paille, il n’a cessé d’empiler les casquettes et d’abriter en lui tout un style de vie. D’abord sa maroquinerie, emprunte du vocabulaire esthétique scandinave, où se croisent le beau et le fonctionnel, et qu’il décline au sein des boutiques IF. Ensuite, la restauration. Le Babylone, dans le quartier de Monnot, dont la génération de l’après-guerre se souvient comme l’un des plus importants catalyseurs de la vie nocturne beyrouthine. Mais aussi le Casablanca, cette maison traditionnelle presque suspendue au large de la Corniche, au sein duquel Farah et sa femme Cyn insufflent au paysage gastronomique local la notion de fusion. « On voulait que se mélangent l’Orient et l’Occident. Un peu à notre image, comme on cuisine chez nous à la maison. » Dans les plats du Casablanca, plus que croiser les mondes, Johnny Farah introduit surtout en précurseur le concept des produits bio, qu’il plante dans son potager de Debbiyé. « C’est mon havre de paix. Le rapport avec la terre là-bas m’ancre au propre comme au figuré à mon pays, si bien que j’ai voulu en faire quelque chose, ne serait-ce que pour célébrer tout ce que nos saisons nous offrent. C’est ainsi que j’ai monté, avec mon partenaire Rafic Boustany, Bechley Greens, qui distribue des produits organiques », raconte-t-il.

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Et c’est sans doute parce qu’il était si enraciné dans cette terre, sans doute parce que son lien avec Beyrouth était à ce point intense, que la double explosion du 4 août a autant impacté Johnny. En l’espace de quelques secondes, envolé le secteur du port dont il avait été l’un des premiers à transformer en hub créatif ; évaporé, son appartement du même quartier qu’il avait choisi « pour sa vue quasi magique sur le silo »; atomisée, sa boutique un peu plus bas et celle du quartier de Saïfi. Pire que tout cela, il a frôlé la mort et de très près. Pourtant, évitant soigneusement de s’appesantir sur cette date, il préfère nous parler de la mer du Sporting dont il revient, et nous détailler le mode de plantation des broccolinis sur lesquels il pioche. « Je suis peut-être fou, je ne sais pas, mais je continue à planter, un à un, mes projets, avec la même patience. Parfois, les saisons sont mauvaises, c’est pareil pour le Liban. Cette saison passera. » Et nous sommes aussitôt tentés de lui demander qu’est-ce qui lui donne encore envie de s’ancrer à (la terre de) ce pays qui a sans cesse écrabouillé ses rêves et ses projets ? « C’est sans doute parce que je continue à placer mon amour pour cette ville au-delà de la réalité. Et que même si je n’ai plus tout le temps devant moi, je resterai en tout cas pour donner du courage à ceux qui ne peuvent pas partir et dont le rôle n’a jamais été aussi crucial », nous répond-il. Et cette fois, ce n’est pas que nous, mais Beyrouth tout entière qui lui sourit. 

Dès qu’il entre au Casablanca où il nous donne rendez-vous, il se passe quelque chose. On ne sait pas très bien quoi, mais on se surprend à sourire. C’est peut-être sa dégaine à l’élégance un rien débraillée, reconnaissable parmi mille, ce foulard éternellement noué autour du cou, ce chapeau de paille qui lui donne des airs de pêcheur ou de gentleman farmer – ça change au...

commentaires (1)

Inoculé d'un vaccin qui le sauvegarde de la maladie politicide-libanusienne mais aussi aussi vaccin/élixir qui lui donne la vision de la grandeur de la culture et de la réalité d'être libanais! Merci pour cet article enivrant mais vitalisant!

Wlek Sanferlou

17 h 05, le 29 avril 2021

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Commentaires (1)

  • Inoculé d'un vaccin qui le sauvegarde de la maladie politicide-libanusienne mais aussi aussi vaccin/élixir qui lui donne la vision de la grandeur de la culture et de la réalité d'être libanais! Merci pour cet article enivrant mais vitalisant!

    Wlek Sanferlou

    17 h 05, le 29 avril 2021

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