C’est une guerre tous azimuts que le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil a lancée samedi au cours de sa conférence de presse. Tirant à boulets rouges dans toutes les directions et sur quasiment l’ensemble des protagonistes politiques. Tandis que certains analystes estimaient qu’il semblait là avoir repris du poil de la bête, d’autres, principalement issus du camp adverse, considèrent plutôt que le leader chrétien est dans une telle impasse politique qu’il la joue quitte ou double.
Dans un discours fleuve retransmis en direct, le chef du CPL a passé en revue les dossiers du moment les plus litigieux pour tenter de les retourner en sa faveur : de l’affaire rocambolesque de la procureure du Mont-Liban Ghada Aoun qu’il a défendue bec et ongles, jusqu’à l’audit juricomptable, incontournable selon lui, de la Banque du Liban, en passant par le contrôle des capitaux, la délimitation des frontières maritimes avec Israël, et bien entendu la question centrale de la formation du gouvernement... Gebran Bassil n’a quasiment rien épargné, ni personne.
Bien qu’il ait lancé pêle-mêle des piques implicites contre le président du Parlement Nabih Berry, et plus explicites contre le gouverneur de la BDL Riad Salamé et les Forces libanaises, sa cible préférée était tout de même le Premier ministre désigné Saad Hariri à qui il a, une nouvelle fois, fait porter la responsabilité du blocage gouvernemental.
S'il a estimé que pour bouter le Premier ministre désigné – avec qui il n’a plus aucun atome crochu depuis l’épisode de la démission, en novembre 2019, du gouvernement dont il faisait partie – hors de l’arène politique, le seul moyen constitutionnel reste une démission du Parlement, M. Bassil s’est en même temps dit conscient des difficultés de recourir à cette option extrême qui, selon lui, risque de ne pas changer la donne ni les équilibres en présence. En brandissant le spectre des élections anticipées, et bien qu’il craigne le recours à cette option qui dévoilerait au grand jour sa perte de popularité et sa vulnérabilité sur la scène chrétienne, il a toutefois laissé entendre que ce moyen reste un ultime recours entre les mains du camp aouniste s’il n’arrive pas à s’entendre avec Saad Hariri.
Un tiers de blocage inutile
Sur la responsabilité dans le blocage de la formation du gouvernement, Gebran Bassil a retourné les accusations lancées contre lui et accusé à son tour Saad Hariri de « mentir » puisqu’il cherche à obtenir au sein du futur cabinet la « moitié des portefeuilles plus un », a-t-il dit. L’un des arguments qu’il avance pour sa défense est que dans le cas de figure d’un gouvernement de technocrates comme le souhaite M. Hariri sur suggestion de la France, le concept de tiers de blocage « n’a plus de sens », puisque les ministres ne devraient pas, théoriquement du moins, relever de courants politiques.
Sauf que M. Bassil dit la chose et son contraire en réitérant son souhait de voir inscrite noir sur blanc la répartition confessionnelle des ministrables et la partie habilitée notamment à nommer les candidats chrétiens. Le CPL réclame depuis le début de la crise un droit de regard sur la sélection des ministres chrétiens.
« Il est clair que M. Bassil a repris le dessus et ne veut pas laisser le champ libre à Saad Hariri pour gouverner seul, d’autant qu’il considère que ce dernier n’a pas réussi à réaliser la moindre percée en dépit du soutien obtenu de la France, de la Russie et de l’Égypte », commente l’analyste Kassem Kassir.
Se positionnant une fois de plus en chantre de la lutte contre la corruption, le chef du CPL a cherché par ailleurs à instrumentaliser le « succès » de l’affaire de la procureure près la Cour d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun, auprès de sa base populaire notamment. Il a ainsi accusé ses pourfendeurs de chercher à « empêcher » la juge Aoun de dévoiler la vérité sur les transferts de fonds illégaux à l’étranger au cours des dernières années, et sur l’implication de la Banque du Liban et des établissements bancaires dans cette affaire.
« Ils voient que la juge Ghada Aoun se rebelle contre la justice, mais ils ne voient pas que la Banque du Liban se rebelle contre l’audit juricomptable ? » a raillé M. Bassil. Alors qu’elle a été dessaisie, de facto, des grands dossiers financiers, par le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, la juge Aoun a poursuivi, ces derniers jours, ses perquisitions contre la société de convoyage de devises Mecattaf. Des perquisitions ultramédiatisées lors desquelles elle s’est affichée avec un bataillon de partisans du CPL.
« Ce que Ghada Aoun a entrepris a contribué à renflouer la rhétorique du président Michel Aoun et de Gebran Bassil », croit savoir un analyste indépendant, en allusion aux méthodes d’enquête cavalières de la juge, mais néanmoins « courageuses » selon le public aouniste.
Plus rien à perdre ?
Réputé pour sa propension à la provocation et au langage populiste, Gebran Bassil a achevé par son dernier discours de creuser un peu plus le fossé entre son camp et celui de ses nombreux adversaires politiques.
« Désormais, il y va de son intérêt politique d’attaquer les autres. Il s’est tellement empêtré sur les plans financier, politique et national, qu’il recourt à la tactique visant à ternir l’image des autres », souligne un cadre FL, dont le parti était également dans le viseur du chef du CPL. « Autrement dit, il cherche à mener le pays au naufrage alors que lui-même s’enfonce dans des sables mouvants », ajoute en substance ce cadre.Dans certains cercles politiques, on véhicule depuis peu des propos que Gebran Bassil aurait prononcés devant des proches. Frappé de sanctions par l’administration américaine, isolé sur le plan international mais aussi à l’intérieur, le chef du CPL aurait affirmé qu’il n’avait « plus rien à perdre ».
Un constat que reprend à son compte le chef du bureau politique du courant du Futur, Moustapha Allouche. « Il joue le tout pour le tout. Il sait qu’il détient la clé pour libérer la formation du gouvernement. Mais il préfère prendre en otage le pays tout entier », affirme-t-il à L’Orient-Le Jour.
Tel n’est cependant pas l’avis d’un analyste informé proche des milieux du Hezbollah, convaincu que M. Bassil joue sur le facteur temps qui n’est plus vraiment en faveur de Saad Hariri, comme il le dit. La progression des pourparlers sur le dossier du nucléaire entre l’Iran, les États-Unis et la communauté internationale d’une part, et les négociations récemment entamées entre Riyad et Téhéran sur fond de guerre du Yémen d’autre part sont autant de signes sur lesquels mise le chef du CPL dont l’alliance avec le Hezbollah demeure relativement solide.
Ce serait également dans cette optique qu’il faut comprendre la surenchère – surprenante dans le genre – faite par Gebran Bassil à propos de la délimitation des frontières. Se défendant de vouloir transformer ce dossier en un nouveau « Chebaa maritime » – c’est-à-dire de l’utiliser comme carte de pression – il a demandé qu’une reprise des pourparlers soit entamée sur la base de la délimitation d’une « nouvelle ligne » intermédiaire entre les différents tracés pris en compte dans les négociations. Celle-ci serait « délimitée par des experts internationaux ». Cette proposition inédite est considérée comme une volonté de compromis qu’il chercherait à monnayer dans le cadre de son ambition présidentielle.
Les négociations sur la démarcation de la frontière maritime entre le Liban et Israël, entamées il y a six mois, sont suspendues depuis décembre 2020. Lors de ces négociations, les négociateurs et experts libanais avaient soulevé l’importance pour le Liban de promulguer un amendement du décret 6433/2011 qui donne au Liban un droit supplémentaire sur 1 430 km2 dans le tracé de la frontière maritime avec Israël. Le chef de l’État, Michel Aoun, avait par la suite fait de ce texte son cheval de bataille pendant plusieurs semaines. Pourtant, après paraphe du document par les ministres concernés, il a refusé d’y apporter son approbation exceptionnelle, conditionnant toute signature par un consensus en Conseil des ministres.
« Ce sont autant de messages envoyés par Gebran Bassil aux États-Unis et à Israël pour signifier qu’il est prêt à aller plus loin et donc de reconsidérer la ligne située au point 29, déterminée par l’armée libanaise », commente un analyste proche du 14 Mars. S’il est adopté, le point 29 octroierait près de 1 430 km2 de zone exploitable par le Liban, en plus des 860 km2 initialement négociés avec Israël.
commentaires (18)
Il est aux abois...
DJACK
19 h 30, le 28 avril 2021