Le taux de change de la livre libanaise (LL) face au dollar est resté inchangé à 1 500 depuis presque 30 ans. Il ne l’a pas été grâce à une économie florissante et génératrice de richesse, donc de devises étrangères, mais au prix d’un mécanisme purement financier qui se rapproche d’un Ponzi Scheme à une échelle nationale.
Les Libanais résidant au Liban ont pleinement profité de cet état de grâce artificielle dans laquelle notre monnaie nationale fut baignée. Étant donné que 90 % de nos produits de consommation sont importés, ce taux de change surévalué a induit une fausse perception, en dollars américains, de la vraie valeur de leurs revenus en LL. Ce qui a dupé les données financières des foyers et dopé le pouvoir d’achat des consommateurs, qui fut digne de celui des pays développés.
Ainsi, à l’ombre de cette valeur fictive de ce taux de change fixe et fixé, une « vraie fausse » classe moyenne a émergé. Or les paramètres de l’économie libanaise ne sont en rien comparables à ceux de ces pays. Cette bulle du pouvoir d’achat était une situation momentanée, condamnée à l’éclatement à un moment ou un autre.
Le flux des dépôts bancaires séduits pendant longtemps par des taux d’intérêt volontairement renversants, celui des investissements étrangers attirés principalement par une bulle immobilière bien ficelée, ainsi que les aides et prêts internationaux contribuaient à maintenir cette parité fixe du taux de change.
Principalement alimenté pendant des décennies par les perfusions de devises étrangères en provenance de ces transferts de capitaux, ce modèle financier commençait à s’essouffler il y a quelques années. Sa dernière cartouche, une razzia sur les dépôts bancaires en dollars, lui avait accordé une prolongation jusqu’en 2020.
Aujourd’hui, ces transferts de capitaux ont complètement cessé, et les aides internationales sont politiquement « on hold ». Le circuit est désormais à sec. Suite à cette pénurie de devises étrangères, le système de dopage du taux de change s’est complètement écroulé. Notre pouvoir d’achat a entamé alors sa chute libre, entraînant avec lui notre vraie fausse classe moyenne vers les premiers paliers de la pauvreté.
Vient s’ajouter le mouvement du 17 octobre 2019 qui a donné une accélération fulgurante au processus de levée du voile sur la réalité de ses moyens, de ses avoirs bancaires et de son statut.
Hélas, le glas de la classe moyenne libanaise actuelle a sonné le matin du 18 octobre, suite à la fermeture des guichets des banques : son épargne en dépôts en livres libanaises a vu sa valeur divisée par dix et celle en devises étrangères s‘est révélée être transformée en bons du Trésor, eurobonds et autres acrobaties financières. Au meilleur des cas, elle sera irrécupérable pour quelques années. Ses revenus ont eux aussi été décimés par les crises politique, économique et sanitaire que traverse le pays.
Par ailleurs, tout au long de ces dernières 30 années de « grâce », aucun plan n’a été établi par les différents gouvernements qui se sont succédé, ni par les institutions financières, comme les banques commerciales et la Banque du Liban, afin de donner à l’économie du pays ses propres moyens de survie.
Notre précieuse manne de devises étrangères s’est évaporée en gaspillage, corruption, et surtout en purs produits et services de consommation importés : rien qu’entre 2012 et 2019, plus de six milliards de dollars ont été accordés comme « car loans », encouragés par l’absence, volontaire ou pas, d’un réseau de transports publics. En même temps, les investissements productifs dans l’industrie, l’agriculture, les services ou les nouvelles technologies, générateurs de richesse nationale, ont cruellement manqué.
Malgré le mince parachute représenté par les subventions appliquées à quelques produits de première nécessité – qui vont bientôt être supprimées – et si rien n’est entamé afin de modérer la trajectoire sur laquelle glisse notre classe moyenne, son retour sur terre sera très brutal. Les « collateral damages », lors du passage en masses d’une catégorie de revenus à une autre bien inférieure, seront incalculables au niveau national, tant sur les plans social et familial que sécuritaire.
Cette descente aux enfers aurait pu être atténuée grâce à quelques simples mesures. Un réajustement infime mais annuel du taux de change aurait offert aux ménages une marge minimale de correction et d’adaptation de leur niveau de revenus, de consommation et d’épargne. Encore une fois, rien n’a été entrepris.
Notre vraie fausse classe moyenne et avec elle notre cher pays, bien sûr, devront alors faire face à leurs démons de la manière la plus foudroyante qui soit. Ces derniers nous attendaient de pied ferme depuis 30 ans. Nous avons tout fait pour ne pas les éviter.
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