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Un candidat à l’Académie française pour succéder à Lacordaire en 1861

Un candidat à l’Académie française pour succéder à Lacordaire en 1861

D.R.

C’est à la fin de l’année 1861 que Baudelaire conçoit le projet de se présenter à l’Académie française où deux fauteuils sont vacants, celui d’Eugène Scribe et celui du père Lacordaire. Le 11 décembre, il écrit à ce sujet au Secrétaire perpétuel, Abel Villemain, non par ambition, dit-il, mais parce qu’il sait que s’il ne se décidait à solliciter les suffrages des académiciens que le jour où il s’en sentirait digne, il ne les solliciterait jamais (Corr. II, 194).

Il entreprend donc de prendre des contacts (avec Émile Augier, avec François Ponsard), de faire des visites (il est bien accueilli par Alfred de Vigny). Il essuie des propos qui ne font qu’ajouter à ce qu’il appelle dans une lettre à Victor de Laprade du 23 décembre ses « aventures douloureuses », donc « aux outrages » qu’il a reçus : « Ah ! Monsieur, quelle besogne que celle que je me suis mise sur les bras ! On m’a dit : “la plupart de ces messieurs vous ignorent et quelques-uns malheureusement vous connaissent”. Si j’avais osé, j’aurais opté pour le fauteuil du père Lacordaire, parce que c’est un homme de religion et parce que c’est un romantique ; mais on m’a dit que ma candidature était un scandale déjà bien suffisant sans y ajouter celui de vouloir succéder à un moine, alors j’ai refoulé mon admiration pour le père Lacordaire et j’ai fait semblant d’aspirer au fauteuil de Scribe. » (Corr. II, 198).

Dans cette même lettre, se déclarant républicain contre Laprade royaliste, il écrit que « malgré l’obligation apparente pour tout républicain d’être athée, (il a) toujours été un fervent catholique ». Il est vrai que c’est dans une conversation avec Paul Chenavard, dont il fait le compte rendu, et il doit en convenir : Chenavard « a éclaté de rire ; le philosophe, le subtil raisonneur n’avait jamais flairé le catholique dans Les Fleurs du Mal ». La phrase qui suit a de quoi laisser perplexe : « Toutefois, en supposant que l’ouvrage soit diabolique, existe-t-il, pourrait-on dire, quelqu’un de plus catholique que le Diable ? »

Sans doute une telle proposition est-elle inacceptable sous cette forme. Mais nous sommes bien au cœur du sujet et de la religion de Baudelaire : point de diable sans référence à la religion catholique, et pourtant point de catholicisme authentique s’il ne se réduit à croire au Diable.

Laprade était académicien, et Baudelaire ne l’estimait pas plus que Laprade ne l’estimait. Mais pour faire campagne académique, il faut écrire à tout le monde et être reçu par ceux qui le souhaitent. Quand de surcroît on s’avise de prétendre au fauteuil du père Lacordaire, il faut monter, ou descendre, jusqu’à Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans et académicien. « Baudelaire, au moment où il écrit à Laprade, le 23 décembre 1861, envisage bien de (se) sauver au bord de la mer », c’est-à-dire à Honfleur, mais ajoute-t-il dans une nouvelle parenthèse vengeresse, « je ne partirai pas sans avoir été rendre hommage à Monseigneur d’Orléans. Je veux accomplir ma sottise minutieusement et en conscience ». Dans cette correspondance en temps de campagne académique, il est, en dehors des lettres de candidature ou de politesse, une lettre qui mérite tout à fait de retenir l’attention : la lettre de Gustave Flaubert du 24 janvier 1862.

Finalement Baudelaire n’est pas allé à Honfleur dans la maison de sa mère, comme il le projetait. C’est toujours à Paris qu’il se trouve, dans l’hôtel de Dieppe, 22 rue d’Amsterdam, près de la gare Saint-Lazare, et il faut bien qu’il passe à l’aveu : « Mon cher Flaubert, j’ai fait un coup de tête, une folie, que je transforme en acte de sagesse par ma persistance. Si j’avais le temps suffisant (ce serait fort long), je vous divertirais beaucoup en vous racontant mes visites académiques. » (Corr. II, 218).

À dire vrai, il n’en donne pas le détail mais, immédiatement, il va droit à ce qui reste le but : il demande à Flaubert, dans cette même lettre, de le mettre en relation avec Julie Sandeau, de l’Académie française, de lui expliquer qui il est (il a appris récemment que Sandeau avait posé à l’un de ses amis la question : « M. Baudelaire écrit donc en prose ? », de lui permettre d’aller le voir et de lui expliquer le sens de sa candidature.

Il souffre d’un handicap supplémentaire : il manque tellement d’argent qu’il ne peut même pas envoyer aux académiciens des exemplaires de ses œuvres (il l’avoue dans une lettre à Jules Desaux, chef de cabinet du ministre d’État, le 30 décembre 1861). Tout au plus, fin janvier 1862, a-t-il pu réunir une quinzaine de volumes et constituer une liste restreinte : c’est ce qu’il indique à Sainte-Beuve, dans une autre lettre où il le remercie pour l’article qu’il a consacré à sa candidature, « Des prochaines élections à l’Académie », dans Le Constitutionnel du 20 janvier 1862. Sainte-Beuve y présentait Baudelaire comme un « gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique de formes » qui s’est construit « un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux », « à la pointe extrême du Kamschatka romantique » : « la folie Baudelaire ».

Baudelaire l’approuve et dans sa lettre du 24 janvier, il écrit : « Quant à ce que vous appelez mon Kamschatka, si je recevais souvent des encouragements aussi vigoureux que celui-ci, j’aurais la force d’en faire une immense Sibérie, mais une chaude et peuplée. » (Corr. II, 211).

Baudelaire publie toujours en cette fin de janvier 1862, sans le signer, un article dans la Revue anecdotique, « Une réforme à l’Académie » (OC. II, 188-191). On sait que cet article est de lui, car c’est lui qui l’a signalé à Sainte-Beuve. Dans la lettre qu’il lui adresse le 3 février, il s’en prend aux académiciens, à « ce parti politique, doctrinaire, orléaniste, aujourd’hui religieux par esprit d’opposition, disons simplement : hypocrite, qui veut remplir l’Institut de ses créatures préférées et transformer le sanctuaire des muses en un parlement de mécontents ». Il orne la galerie des portraits des autres candidats, la dernière candidature, la plus bouffonne, étant celle du « ridicule petit prince de Broglie, fils du duc, académicien vivant » (Corr. II, 225). Un homme qui « s’est donné la peine de naître », comme le dit Figaro des aristocrates, un « parfait perroquet », mais un homme qui « aura jugé, dans sa conscience scrupuleuse, qu’il se devait à un éloge public du père Lacordaire, et il se dévoue ».

Or c’est bien la succession de Lacordaire que brigue finalement Baudelaire. « Je crois de bonne politique d’opter pour le fauteuil Lacordaire », écrit-il à Sainte-Beuve dans sa lettre du 24 janvier 1862. « Là, il n’y a pas de littérateurs ». Sainte-Beuve (lui-même académicien, est-il nécessaire de le préciser ?) le lui a déconseillé. Mais Baudelaire s’en explique comme il s’apprête à s’en expliquer auprès de M. Villemain : « Il me semble que l’option d’un candidat ne doit pas être seulement dirigée par le désir du succès, mais aussi doit être un hommage sympathique à la mémoire du défunt. Aussi bien Lacordaire est un prêtre romantique, et je l’aime. Peut-être glisserai-je dans la lettre le mot : Romantisme, mais non sans vous consulter. » (Corr. II, 220).

Sainte-Beuve, dans sa réponse, insistera sur le sens négatif : « Ce choix exprès de Lacordaire, le catholique-romantique, paraîtrait excessif et choquant, ce que votre bon goût de candidat ne veut pas faire. » (cité Corr. II, 768).

Son argumentation, Baudelaire la développe encore davantage dans sa lettre à Alfred de Vigny du 26 janvier, où il lui donne les grandes lignes de celle qu’il prépare pour M. Villemain, dont voici les dernières : « Que, le père Lacordaire excitant en moi cette sympathie, non seulement par la valeur des choses qu’il a dites, mais aussi par la beauté dont il les a revêtues, et se présentant à l’imagination, non seulement avec le caractère chrétien, mais aussi avec la couleur romantique (j’arrangerai cela autrement), je prie M. Villemain d’instruire ses collègues que j’opte pour le fauteuil du père Lacordaire. » (Corr. II, 222).

Il imagine même qu’il pourrait aller plus loin : « Si je voulais pousser ma démonstration de la nécessité de sympathie jusqu’à l’extrême rigueur, je composerais une étude critique et biographique sur le père Lacordaire, et je la ferais imprimer au moment de la réception du candidat : mais c’est là une gageure de prodigue, et il suffit qu’il y ait dans ce projet un peu d’impertinence pour que je le repousse. » (ibid.)

Philarète Chasles, professeur au Collège de France, ayant retiré sa candidature, Baudelaire n’aurait eu en face de lui, si l’on peut dire, que le « ridicule petit prince de Broglie », s’il avait maintenu la sienne jusqu’à la date de l’élection, le 26 février (l’élection au fauteuil de Scribe a eu lieu le 6 février). Il s’en ouvre encore à Flaubert, dans une nouvelle lettre du 31 janvier où il lui signale l’article de Sainte-Beuve (Corr. II, 224-225). Mais du prince Albert de Broglie, « on dit qu’il est nommé d’avance », ce qui sera confirmé. Au fil des visites nouvelles, ou des visites renouvelées, Baudelaire s’use, il comprend que les hommes de lettres sont trop peu nombreux à l’Académie et qu’il n’y a pas de place pour un poète comme lui. Il renonce et prie M. Villemain, par lettre du 10 février, « de rayer (s)on nom de la liste des candidats aspirant au fauteuil du R. P. Lacordaire » tout en l’assurant pour la forme, de son « profond respect » (Corr. II, 229).

Nul respect pour Villemain, bien sûr, ni avant ni encore moins après. Avant, dans la lettre à Sainte-Beuve de la fin janvier : « cet homme si grave et si peu aimable », « cet homme qui prêche en causant », c’est Villemain et, ajoutait Baudelaire, « je ne puis m’empêcher de penser que, comme papiste, je vaux mieux que lui… et cependant je suis un catholique bien suspect » (Corr. II, 220-221). Après : un projet d’article vengeur, « L’esprit et le style de M. Villemain » (OC. II, 192-214), qui ne sera publié que bien longtemps après sa mort, par Jacques Crépet, le 1er mars 1902 dans le Mercure de France, où « Villemain, auteur aussi inconnu que consacré », « représente l’inutilité affairée et hargneuse comme celle de Thersite » ; de « professeur servile », il est devenu « un homme d’État sans ouvrage », acharné contre Chateaubriand, mais en « mandragore difforme s’ébréchant les dents sur un tombeau ». Comme écrivain, Baudelaire ne lui reconnaît qu’un « style de fonctionnaire », avec « formules de préfet, amphigouri de maire, distribution de prix » (OC II, 197).

À Trouville, l’hôtel où j’étais quand j’ai écrit ces pages, l’hôtel Flaubert, est voisin de deux librairies d’occasion qui se font face : dans l’une, j’ai vu le Choix d’études de Villemain, signalé par Baudelaire dans la liste de ses œuvres, et ce sont bien en effet de « fastidieuses distributions de prix », et des « rapports en style de préfecture sur le concours de l’Académie française » ; dans l’autre, les œuvres complètes de Lacordaire, en deux volumes, dans l’édition de 1884.

Sans doute Baudelaire ne pouvait-il avoir la prétention d’égaler Lacordaire dans l’ordre de la foi et de la charité. Mais Villemain, à la tête de l’Académie française, lui est apparu « comique involontairement et solennel en même temps, comme les animaux ». « Villemain, écrit-il, chrétien depuis qu’il ne peut plus être ministre, ne s’élèvera jamais jusqu’à la charité (Amour, Admiration). » Et, reprenant des expressions qui sont les siennes dans « Le Voyage », le long poème final ajouté aux Fleurs du Mal dans l’édition de 1861 (vers 111 « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! », (OC. I, 133), il voit dans « la lecture de Villemain » un « Sahara d’ennui, avec des oasis d’horreur qui sont les explosions de son odieux caractère ! ». Finalement le pseudo grand homme n’aurait fait que « prouver son horreur pour les lettres et les littérateurs » (OC. II, 200).

De cette candidature volontairement interrompue, Baudelaire gardera le souvenir d’une candidature manquée. À Sainte-Beuve, le 3 février 1862, il écrit que « le mois de janvier a été pour (lui) un mois de chagrins, de névralgies, accompagnées d’une blessure ». Il avait eu bien des déceptions, par exemple la conduite de Prosper Mérimée, qui l’avait soutenu en 1857, et avait refusé de le recevoir à la fin de 1861 (Corr. II, 236 et 775-776). « On ne me rend pas justice », constate-t-il dans une lettre à sa mère du 29 mars 1862 (ibid., 237). Il n’aura de cesse d’envisager son départ de Paris pour Honfleur, puis, pour Bruxelles, de « fuir la face humaine, mais surtout la face française » (lettre à Mme Aupick du 10 août 1862, Corr. II, 254). Or cette Académie était française !

Membre de l’Institut

Les références renvoient aux deux tomes d’Œuvres complètes de Baudelaire dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, OC I et OC II, et aux deux autres volumes de Correspondance dans la même collection, Corr. I et Corr. II. Les quatre volumes sont principalement l’œuvre de Claude Pichois.

C’est à la fin de l’année 1861 que Baudelaire conçoit le projet de se présenter à l’Académie française où deux fauteuils sont vacants, celui d’Eugène Scribe et celui du père Lacordaire. Le 11 décembre, il écrit à ce sujet au Secrétaire perpétuel, Abel Villemain, non par ambition, dit-il, mais parce qu’il sait que s’il ne se décidait à solliciter les suffrages des...

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