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Un dandy qui combat la trivialité de son siècle

Loin d’être une affection de jeunesse, le dandysme est pour Baudelaire une pratique, un objet de réflexion, une philosophie et même une religion. En 1863, il consacre à l’artiste Constantin Guys une étude capitale intitulée Le Peintre de la vie moderne, où il formule sa conception du dandysme dans un court chapitre d’une grande densité. 

Un dandy qui combat la trivialité de son siècle

D.R.

Au XIXe siècle, très peu d’écrivains s’interrogent sur ce sujet. Hormis Baudelaire, il n’y a que Jules Barbey d’Aurevilly qui, avant lui, publie en 1845 Du Dandysme et de George Brummell, un essai faussement désinvolte où, sans qu’il y paraisse, sont formulés les grands principes de ce que l’on considérait alors comme une simple mode venue d’Angleterre. Barbey d’Aurevilly et Baudelaire sont les premiers à être allés au-delà de ses séduisantes apparences, les premiers à en avoir révélé toute la profondeur.

L’élégant

Dandy, Baudelaire l’est par les aspects les plus visibles de sa vie matérielle. En avril 1842, il a 21 ans. Désormais majeur et en possession du confortable héritage de son père, il en dilapide la moitié en dix-huit mois. Durant cette brève parenthèse, il mène la vie d’un esthète accompli. Donnant ses ordres à son tailleur, il se compose un habit qui ne suit aucune mode, véritable chef-d’œuvre d'élégance « à la fois anglaise et romantique ». L’autre chef-d’œuvre est son appartement de l’hôtel Pimodan, situé dans l’île Saint-Louis, 17 quai d’Anjou. L’heureux locataire le décore avec une simplicité et une sobriété alors inusitées. Peu de meubles : de vastes fauteuils, un divan gris et une table en noyer parfaitement nue. Le sol est couvert d’un tapis parfumé de musc, et les murs d’un papier glacé rouge et noir, où sont exposées des œuvres choisies, dont des estampes d’Eugène Delacroix. Dans le logis du poète règne un ordre strict, car à la différence de ses amis de la bohème, il ne laisse traîner ni vêtement, ni objet personnel, ni même outil de travail. Bibliophile, il ne possède que quelques livres habillés d’une reliure janséniste très sobre, dont le seul ornement est le titre doré au dos de l’ouvrage. « Seigneurialement logé dans une demeure historique », le poète y mène logiquement une existence de seigneur en conviant ses amis à de charmants dîners servis par un valet silencieux. Tout cela a un coût dont le prodigue se moque malgré les mises en garde répétées de sa mère. En septembre 1844, le couperet tombe : sa famille le pourvoit d’un conseil judiciaire, c’est-à-dire qu’elle le met sous tutelle.

Baudelaire doit alors quitter l’hôtel Pimodan, renoncer à sa vie fastueuse et se contenter d’une rente mensuelle de 200 francs. Pour un jeune homme, qui n’a pas de charge de famille, cette somme est suffisante, mais pas pour un dandy dépourvu de sens pratique. Baudelaire emprunte donc à des taux d’usure et voit sa vie minée par des dettes sans fin. Cependant, en dépit de ses tourments matériels, il reste dandy. Composant avec la pauvreté, il s’ingénie à la faire oublier. Si ses habits sont usés, son linge est toujours parfaitement blanc, car l'élégance vestimentaire est pour Baudelaire une obligation morale. Il le dit haut et fort à sa mère qui s'inquiète un jour que la misère ne l'avilisse. Furieux, il lui répond : « Sache que toute ma vie, déguenillé ou vivant convenablement, – j'ai toujours consacré deux heures à ma toilette. Ne salis plus tes lettres avec ces bêtises-là. »

L’original

Dandy par la parure, Baudelaire l'est aussi dans son comportement social fondé sur le besoin de surprendre et de se distinguer. Le dandysme, dit-il, « c’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné ». Au collège Louis-le-Grand déjà, il se fait remarquer par ses « manières quelquefois cavalières et quelquefois choquantes, à force d'affectation ». Devenu adulte, il cultive sa propension à attirer l'attention en soumettant chaque relation nouvelle à ce qu’il appelle sa « théorie de l'étonnement ». Cette forme de provocation consiste à poser des questions saugrenues, à lancer des paradoxes déroutants ou d’énormes incongruités. Un jour, il déclare faire relier ses livres en peau humaine, et un autre, manger de la cervelle d’enfant dont le goût est aussi bon que celui des cerneaux de noix. Ceux qui ne le connaissent pas peuvent s’y laisser prendre, mais pas ses familiers, qui s’amusent ou s’agacent de son besoin systématique d’aller à l’encontre du sens commun.

Le révolté

Baudelaire se montre en revanche un dandy plus convaincant lorsqu’il s’oppose aux valeurs de son temps, et en particulier à la famille. Pour sa part, il entretient des relations très conflictuelles avec la sienne, et lui-même ne se marie pas et n’a pas d’enfant. La procréation lui inspire un dégoût qu'il exprime dans sa nouvelle La Fanfarlo, où son personnage-miroir Samuel Cramer affirme que la reproduction est « un vice de l'amour » et la grossesse « une maladie d'araignée ».

Le rejet de toute filiation et de tout lien organique est lié chez Baudelaire à celui de la nature, une valeur révérée depuis le XVIIIe siècle. Comme tous les dandys, il la repousse car elle banalise l’homme et le ramène à son animalité originelle. À un ami qui lui demande des vers célébrant les charmes de la forêt, le poète répond qu’il est incapable de s’attendrir sur les végétaux, ces « légumes sanctifiés ». Son milieu ambiant, le seul où il respire, c’est la grande ville, c’est Paris, la « capitale infâme » maudite et adorée. Dès qu’il s’en éloigne, il étouffe. En voici la preuve. En 1859, il échafaude un « plan de bonheur », dont le but est de s’établir chez sa mère, dans le petit port normand de Honfleur, où il est sûr de travailler efficacement et de restaurer sa santé et ses finances. L’expérience est probante mais tourne court car Baudelaire s’ennuie : les mouvements de la foule, l’ambiance fébrile des salles de rédaction, la fréquentation des musées, des bouquinistes, des cabinets de lecture, tout cela lui manque. C’est pourquoi, au bout de trois mois, il retourne dans son enfer parisien.

Son rejet de la nature, Baudelaire l'exprime d’une autre manière, plus violente, lorsqu’il parle de la femme. Dans Mon cœur mis à nu, il la juge « naturelle », « abominable » et « vulgaire », bref, « le contraire du dandy ». Mais elle ne l’est plus dès qu’elle se pare de tous les artifices possibles : les vêtements, les accessoires, la coiffure et surtout le maquillage, auquel Baudelaire prête une dimension philosophique.

Opposé à la nature, Baudelaire l’est aussi à la morale sociale de son temps. La célèbre formule de Guizot « Enrichissez-vous par le travail, l’épargne et la probité » lui est absolument étrangère. L’argent, la plaie de sa vie, n’est pas pour lui un but mais le moyen de combler ses désirs, aussi ne l’envisage-t-il que sur le mode de la dépense ; « le dandy n'aspire pas à l'argent comme à une chose essentielle, dit-il ; un crédit indéfini saurait lui suffire ». Quant à la vertu du travail, Baudelaire ne la récuse pas. Il en fait au contraire une planche de salut. Mais son travail consiste à œuvrer au beau, il n’a donc rien de commun avec ce qu’il appelle dédaigneusement « des professions », ces activités utiles qui lui semblent « quelque chose de bien hideux ».

Le XIXe siècle industrieux est aussi celui du progrès avec lequel Baudelaire entretient des relations contradictoires. D’une part il en accepte les bienfaits : il prend le chemin de fer, se fait photographier, use du télégraphe. Et d’autre part, il se montre très sceptique sur la croyance dans le progrès qu’il considère comme « une doctrine de paresseux (…). C'est l'individu qui compte sur le voisin pour faire sa besogne ». Or seul importe pour lui le progrès moral, celui qui ne résulte pas d'un effort collectif, mais d'un effort individuel.

Le héros

Charles Asselineau, son ami et son premier biographe, dit que dans sa conversation Baudelaire employait fréquemment le mot dandy auquel il attribuait un sens « héroïque et grandiose. Le dandy était à ses yeux l'homme parfait, souverainement indépendant, ne relevant que de lui-même, et régnant sur le monde en le dédaignant. »

Héros, le dandy baudelairien l'est par la discipline qu'il s'impose pour dominer ses passions et satisfaire son exigence de perfection : « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir. » Héros, il peut l'être aussi, plus simplement, en s'engageant dans un combat politique ou militaire, mais il le fait brièvement, pour se désennuyer et se donner des émotions. Avec quelle condescendance Baudelaire parle de son engagement dans la révolution de Février ! « 1848 ne fut amusant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en Espagne. 1848 ne fut charmant que par l'excès même du Ridicule. » Après le coup d'État du 2 décembre 1851, il se dit « dépolitiqué ». N’ayant ni la constance ni la discipline d'un militant, il oscille d'un extrême à l'autre. Après avoir rompu avec les idéaux socialistes de 1848, il adhère aux thèses du philosophe réactionnaire Joseph de Maistre qui, dit-il, lui a « appris à raisonner », c’est-à-dire à penser contre son siècle démocratique.

Pour Baudelaire, la démocratie est le pire des régimes. C’est une « impitoyable dictature » régie par la tyrannie de l’opinion, « bien plus cruelle et plus inexorable que celle d'un monarque » puisqu’elle empêche « l'expansion des individualités », surtout les plus brillantes. Il fonde son jugement sur les États-Unis, le pays d'Edgar Poe, l’écrivain américain qu’il traduit durant dix-sept ans et dans lequel il voit un frère. Très touché par sa destinée malheureuse, il en rend responsable ce pays matérialiste et démocratique gouverné par des « millions de souverains ». Or, pour Baudelaire, « il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique ».

Étant donné qu’en France le régime aristocratique est révolu, il se tourne vers l'« espèce nouvelle d'aristocratie » que forment les dandys. Elle ne se fonde pas sur la naissance et ne s'enracine pas dans un passé glorieux ou une lointaine ascendance : elle appartient à des hommes en marge, des « hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native ». C'est dans cette caste hautaine, provocante et informelle que Baudelaire combat la trivialité de son siècle, cultive sa singularité, et tire de lui ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain.

Baudelaire de Marie-Christine Natta, Perrin, 2017, 550 p.

Au XIXe siècle, très peu d’écrivains s’interrogent sur ce sujet. Hormis Baudelaire, il n’y a que Jules Barbey d’Aurevilly qui, avant lui, publie en 1845 Du Dandysme et de George Brummell, un essai faussement désinvolte où, sans qu’il y paraisse, sont formulés les grands principes de ce que l’on considérait alors comme une simple mode venue d’Angleterre. Barbey d’Aurevilly...

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