Critiques littéraires

Dans le miroir de Gainsbourg

Dans le miroir de Gainsbourg

À Baudelaire de Oussama Baalbaki. Fusain sur carton, 40 x 30 cm, 2020.

En relisant Gainsbourg de Chloé Thibaud, Bleu nuit éditeur, 2021, 140 p.

C’est un paradoxe difficile à expliquer. L’époque est puritaine, moralisatrice, politiquement correcte mais, en même temps, capable de rendre un vibrant hommage à Baudelaire et Gainsbourg, deux artistes qui n’ont eu de cesse, dans la vie comme dans leur œuvre, de rudoyer tout ce que Nietzche appelait la « moraline », ce qui correspond peu ou prou aux esprits bien-pensants d’aujourd’hui.

Pour Gainsbourg, dont on célèbre le trentième anniversaire de la disparition, c’est particulièrement évident : il a totalisé près de 300 millions d'écoutes sur le site Spotify, dont beaucoup de 18-25 ans. Pas moins étonnant, les tenants de cette nouvelle culture de la censure, par exemple Les Inrocks ou L’Obs, ne sont pas les derniers à rendre hommage au musicien, profanateur de bien des tabous – son goût pour des jeunes filles en fleur, sa misogynie, son flirt avec l’inceste, son élitisme exacerbé, le culte rendu à l’alcool, au tabac, à la vitesse, etc. : « Je pense que mon père serait aujourd’hui condamné par l’opinion publique à chacun de ses mouvements. Tout est à présent si politiquement correct, si ennuyeux, si prévisible », confiait précisément, en 2019, sa fille, l’actrice Charlotte Gainsbourg, au quotidien britannique The Guardian.

Étrange situation où l’on voit les successeurs du procureur impérial Pinard, le juge qui avait fait censurer certains poèmes des Fleurs du Mal – mais aussi Madame Bovary –, se féliciter que Gainsbourg ne pourrait plus être Gainsbourg aujourd’hui et en même temps lui consacrer de nombreux articles.

« Gainsbourg pourrait-il passer d’incarnation du génie chic à symbole de la masculinité toxique ? », se demande ainsi le magazine Les Inrocks dans un article à l’écriture inclusive que le chanteur aurait sans doute vitupéré comme destructeur de la belle langue française auquel il était tant attaché : « S’il est libre à chacun.e d’avoir sur cette question, ultra-contemporaine, de la séparation de l’homme et de l’artiste et de la relecture d’une œuvre et d’une vie passées à travers les lunettes du présent, sa propre réponse, il est intéressant d’observer que, de son vivant comme depuis sa mort, Gainsbourg a eu avec son époque un dialogue intense et pour le moins agité. »

Baudelaire, autre figure de la « masculinité toxique », a eu également ce même type de dialogue. Dans ses poèmes comme dans ses écrits sur la peinture et l’art en général. Différence, si l’auteur des Fleurs du Mal a eu des soucis avec la justice, ce fut de la part des cléricaux et réactionnaires de cette époque, « la France moisie », comme on dit aujourd’hui. À présent, l’équation s’est inversée. C’est l’extrême-gauche et une partie de la gauche qui, au nom de la cancel culture, professent aujourd’hui une volonté de censurer tout ce qui scandalise leur vision de la morale. Si Baudelaire ressuscitait, il se verrait condamné à raser les murs. Gainsbourg, lui, se ferait lapider.

Si l’un et l’autre font l’objet des mêmes accusations et sont victimes de la même relecture, c’est aussi parce qu’il existe entre l’un et l’autre un jeu de miroir. Ainsi, le poète est la référence ultime (avec Rimbaud et Edgar Poe) du chanteur. Gainsbourg revendique même être l’héritier du poète. François Mitterrand l’avait d’ailleurs remarqué. « Il était notre Baudelaire, notre Apollinaire », écrivit-il dans son télégramme de condoléances pour la mort du musicien. Dans son livre En relisant Gainsbourg, la journaliste Chloé Thibaud établit les ressemblances entre le musicien qui se définissait comme « un gentleman de l’inutile » et le poète qui disait : « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose bien hideux. »

L’un et l’autre partagent le même goût pour le romantisme décadent et se rêvent en dandy. Quand Baudelaire écrit : « Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions, dandies, tous sont issus d’une même origine ; tous participent du même caractère d’opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité », Gainsbourg répond : « Le dandysme est un comportement au bord du suicide. C’est le choix d’une attitude, un jeu constant pour échapper à la réalité. »

Nombre des interprétations du chanteur transpirent également la mélancolie baudelairienne. Sans parler du « mortel ennui » qui les obsèdent l’un et l’autre. « Gainsbourg semble partager les fantasmes de Baudelaire liés au féminin : les bijoux, les cheveux, les odeurs, ajoute Chloé Thibaud. Son œuvre est parsemée de références aux Fleurs du Mal. »

Il est même un poème que le chanteur va reproduire tel quel, celui qu’il affectionne particulièrement : « Le serpent qui danse ». « Pour rendre hommage à son maître, il le renomme simplement ‘Baudelaire’ », précise Chloé Thibaud. Quant à la célèbre chanson « Initials B.B. », elle ne convoque pas moins trois poèmes de Baudelaire, dont les célèbres « Bijoux ».

C’est d’ailleurs ce poème parmi quelques autres qui vaudra à Baudelaire d’être condamné. À l’époque, c’était le tribunal qui tranchait. Aujourd’hui, c’est celui d’une certaine opinion. Pas sûr que nous ayons gagné au change.

En relisant Gainsbourg de Chloé Thibaud, Bleu nuit éditeur, 2021, 140 p.C’est un paradoxe difficile à expliquer. L’époque est puritaine, moralisatrice, politiquement correcte mais, en même temps, capable de rendre un vibrant hommage à Baudelaire et Gainsbourg, deux artistes qui n’ont eu de cesse, dans la vie comme dans leur œuvre, de rudoyer tout ce que Nietzche appelait la...

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