Critiques littéraires

L'agitateur d’insomnies

L'agitateur d’insomnies

Un été avec Baudelaire d’Antoine Compagnon, éditions des Équateurs, 2015, 175 p.

Un été avec Baudelaire est une invitation à cheminer en compagnie de Baudelaire dans un esprit de liberté, afin de découvrir ou redécouvrir la grande diversité de son œuvre aussi bien que certains aspects de sa vie et de son caractère. La tâche pourtant n’est pas aussi aisée qu’il y paraît tant Baudelaire reste « inclassable, irréductible à toute simplification ». Il est un rebelle – ne raconte-t-on pas qu’il se teignit les cheveux en vert ? –, un personnage paradoxal, « un homme blessé et amer, un cruel bretteur, un fou génial, un agitateur d’insomnies ».

Le père de Baudelaire meurt quand il a cinq ans et sa mère se remarie moins de deux ans plus tard avec le colonel Aupick. Il aura toute sa vie la nostalgie des quelques mois d’intimité qu’il partagea avec sa mère avant l’arrivée du beau-père avec lequel les relations seront « pour le moins rugueuses ». Et il gardera de son père, prêtre défroqué et peintre amateur, une passion pour la peinture et un désir de se faire « passeur » de l’art contemporain. Baudelaire a beaucoup fréquenté les peintres et s’il a été proche de Courbet et de Manet, c’est Delacroix qu’il admire avec le plus de constance. À ses yeux, Delacroix « est moderne parce qu’il est le peintre de la douleur » ; il représente « l’infini dans le fini ». Il incarne pour Baudelaire ce lutteur opiniâtre, cet être « sauvage », le modèle de l’artiste.

Sur le plan des opinions politiques, Baudelaire se montre intéressé par le socialisme et manifeste une sensibilité populaire et ouvriériste. Mais après 1848, on le dira réactionnaire. Que s’est-il donc passé ? C’est qu’en 1848, le suffrage universel masculin a donné le pouvoir à Louis-Napoléon Bonaparte qui, en 1851, restaure l’Empire et met fin à la Deuxième République. Baudelaire est surtout un anarchiste, de gauche puis de droite, comme souvent conclut Compagnon. Il n’aimait pas son époque, caractérisée à ses yeux par une croyance naïve dans l’idée de progrès : « Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance », écrit Baudelaire lors de l’Exposition universelle de 1855. L’homme est un pessimiste, avant que le mot lui-même ne devienne courant à la fin du siècle et ce qui le scandalise au plus haut point est l’idée de progrès appliquée à l’art, comme si l’art moderne rendait caduque celui du passé.

Mais sait-on que le pire ennemi de l’immense écrivain était la procrastination ? « Ma volonté est dans un état piteux, et si je ne pique pas, par hygiène, et malgré tout, une tête dans le travail, je suis perdu », écrit-il à sa mère en 1861. Le mot travail est partout chez Baudelaire, nous dit Compagnon, alors qu’il a toujours eu du mal à travailler et a peu écrit. Il souffrait de sa paresse et ne rêvait que de produire : « Vingt sujets de romans, deux sujets de drames, et un grand livre sur moi-même » sont au nombre de ses projets. Mais il restera un écrivain rare.

Pourtant sa valeur est immense et ne se mesure pas au volume de ses écrits. Aucun poète n’a laissé autant de vers mémorables, aucun n’a mieux parlé d’amour, de spleen ni de voyage. Les lignes préférées de Compagnon, celles qui le font entrer de plain-pied dans l’œuvre de Baudelaire, sont celles du deuxième Spleen : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » écrit le poète, comparant son « triste cerveau » à « un immense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune », ou à « un vieux boudoir plein de roses fanées ». Malgré le désespoir qui souvent l’étreint, subsiste chez lui l’espérance de survivre dans l’œuvre ou le poème. « À sauts et à gambades », Antoine Compagnon est le meilleur des guides possibles dans notre redécouverte de cet homme blessé, de cet artiste immense, inclassable et irréductible.

Un été avec Baudelaire d’Antoine Compagnon, éditions des Équateurs, 2015, 175 p.Un été avec Baudelaire est une invitation à cheminer en compagnie de Baudelaire dans un esprit de liberté, afin de découvrir ou redécouvrir la grande diversité de son œuvre aussi bien que certains aspects de sa vie et de son caractère. La tâche pourtant n’est pas aussi aisée qu’il y paraît tant...

commentaires (1)

"Les lignes préférées de Compagnon, celles qui le font entrer de plain-pied dans l’œuvre de Baudelaire, sont celles du deuxième Spleen : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » écrit le poète, comparant son « triste cerveau » à « un immense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune », ou à « un vieux boudoir plein de roses fanées ». Malgré le désespoir qui souvent l’étreint, subsiste chez lui l’espérance de survivre dans l’œuvre ou le poème. " Figurez-vous que c'est mon poème préféré également, depuis le temps que notre prof de français en classe de troisième, le regretté Victor El Hachem, qui adorait Baudelaire, nous l'a expliqué en nous l'imposant comme récitation orale pour l'examen de fin d'année... Et depuis, il est resté dans ma mémoire, après soixante ans!

Georges MELKI

11 h 44, le 29 avril 2021

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Commentaires (1)

  • "Les lignes préférées de Compagnon, celles qui le font entrer de plain-pied dans l’œuvre de Baudelaire, sont celles du deuxième Spleen : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » écrit le poète, comparant son « triste cerveau » à « un immense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune », ou à « un vieux boudoir plein de roses fanées ». Malgré le désespoir qui souvent l’étreint, subsiste chez lui l’espérance de survivre dans l’œuvre ou le poème. " Figurez-vous que c'est mon poème préféré également, depuis le temps que notre prof de français en classe de troisième, le regretté Victor El Hachem, qui adorait Baudelaire, nous l'a expliqué en nous l'imposant comme récitation orale pour l'examen de fin d'année... Et depuis, il est resté dans ma mémoire, après soixante ans!

    Georges MELKI

    11 h 44, le 29 avril 2021

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