C’est un fait accompli qu’un large éventail de milieux locaux et d’observateurs reconnaissent désormais, sans pour autant l’admettre : le pays est aujourd’hui bel et bien pris en otage par l’Iran, par le biais de sa tête de pont libanaise. Il paraît être perçu à Téhéran comme l’une des pièces de l’escalade générale à laquelle se livrent les pasdaran dans le cadre de leur bras de fer avec les États-Unis et l’Occident. Conséquence directe : le blocage de la formation du gouvernement ; les facteurs politiciens et partisans internes qui entravent la mise sur pied d’une nouvelle équipe ministérielle (querelle de prérogatives, notamment) ne semblent être que la partie visible de l’iceberg, un paravent derrière lequel se cache le régime des mollahs pour s’agripper à une carte qu’il espère marchander, entre autres, en cas d’éventuelles négociations avec Washington.
De ce fait, et sauf surprise de dernière heure – qui reste malgré tout possible dans un pays comme le Liban – la formation d’un gouvernement, et donc le processus de réformes devant ouvrir la voie à une substantielle aide internationale, risque d’être reléguée aux calendes grecques. À l’évidence, la population, et avec elle le secteur privé dans ses différentes composantes, ne sont pas en mesure de supporter davantage de temps perdu ou une dégradation accrue des conditions de vie et de la conjoncture socio-économique. Dans l’une de ses dernières homélies dominicales, le patriarche maronite Béchara Raï a lancé un vibrant appel aux pays amis arabes et occidentaux, les exhortant à « ne pas lier l’aide destinée à la population libanaise au sort du gouvernement, ou de la présidence, ou des armes illégales ». « Dissociez la politique de l’humain, avait ajouté le patriarche. Le repli politique ne justifie pas le refus d’octroyer les aides nécessaires directement à la population. » Un appel d’autant plus pertinent qu’aujourd’hui, les fondements de ce qui a toujours été la raison d’être et la spécificité du Liban sont sérieusement menacés: l’école privée, les universités, les hôpitaux, le secteur bancaire, les entreprises privées dans leur ensemble (tourisme, industrie, commerce) sont frappés de plein fouet et, surtout – et c’est là le plus grave – se vident dangereusement de leurs cadres les plus compétents.
Cette hémorragie des cerveaux, si elle n’est pas stoppée net, risque de remettre en cause l’image du pays du Cèdre, celle d’un Liban libéral, pluraliste, ouvert sur le monde, attaché aux valeurs humanistes et démocratiques, soucieux de préserver ses particularismes socioculturels. Pourquoi faudrait-il que les pays traditionnellement amis du Liban attendent que le contentieux avec l’Iran soit définitivement réglé pour aider directement les hôpitaux à acquérir le matériel et les produits permettant aux médecins de continuer à assumer leur mission ? Pourquoi faudrait-il attendre une solution politique durable pour soutenir les écoles et les universités privées (ce que la France a déjà partiellement entrepris), pour participer au capital des banques, ou aussi pour inciter des entreprises étrangères à initier des projets dans des domaines bien précis susceptibles d’aider les cadres supérieurs, les jeunes et la population à « tenir bon » face à la crise galopante? La France avait créé au milieu des années 80, au plus fort d’un premier effondrement financier et socio-économique, un précédent en la matière en octroyant à notre journal une aide directe, non pas financière, mais en cargaisons de papier.
Une telle option ne résoudrait évidemment pas la crise profonde qui frappe le pays. Mais elle pourrait par contre permettre à la population, plus particulièrement aux jeunes et aux cadres supérieurs, de résister aux assauts répétés de ceux qui s’acharnent à provoquer la chute de nombre de secteurs pour changer profondément le visage du Liban. Le pays est confronté à cet égard à un paradoxe pour le moins intriguant: le Hezbollah reçoit mensuellement, du fait de l’aide iranienne ou d’activités douteuses, un flux non négligeable de dollars (en argent liquide) dont profitent ses partisans et sa clientèle, alors que publiquement, il affiche une posture farouchement hostile aux États-Unis ; et parallèlement, la pénurie de dollars touche principalement le reste de la population qui n’est pas particulièrement hostile à l’Occident et aux États-Unis. C’est cette dernière catégorie de Libanais qui paraît ainsi sanctionnée, alors que ceux qui le sont par Washington ne semblent pas être gravement atteints par le manque de billets verts.
Force est de relever, en poussant le paradoxe jusqu’au bout, que la crise actuelle affaiblit les composantes de la société et les secteurs qui sont ouverts sur l’Occident, tandis que le camp qui affiche publiquement une hostilité envers les États-Unis se renforce jour après jour. L’appel du patriarche Raï pressant les pays amis à dissocier ainsi l’aide directe aux Libanais du contentieux politique régional mériterait d’être entendu. D’autant qu’il existe des précédents (réussis) en la matière. Si le Liban pluraliste et libéral, fondé sur la liberté et l’entreprise privée, tombe, l’onde de choc atteindra irrémédiablement tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, les puissances porte-étendards de la démocratie dans le monde.
commentaires (10)
Si les occidentaux ne sanctionnent pas les politiques libanais c'est parce que le Hezb n'a pas de dandy fumeurs de cigare et qui s'habillent chez Lanvin et qui bronzent sur la côte d'azur et skient à Courchevel. Les sanctions ne toucheraient que les autres. Le Hezb risque de rigoler en plus si les sanctions arrivent, il s'en fout totalement !
Shou fi
18 h 49, le 30 mars 2021