Souvent, les vérités les plus dures à entendre sortent de la bouche de ceux qui vous sont le plus proche. C’est en substance ce que l’on peut retenir des propos tenus par Anis Naccache dans une vidéo ayant récemment fait le tour des réseaux sociaux au Liban, quelques jours après son décès, le 22 février dernier à Damas. Dans cette interview accordée à la chaîne pro-iranienne al-Mayadeen, il se montrait lucide sur la manière dont les graves crises multiples que traverse le Liban affectaient « l’axe de la résistance ». C’est-à-dire non seulement le Hezbollah, mais aussi, implicitement, la Syrie et l’Iran.
« Il n’est plus du tout acceptable de séparer les dossiers internes (libanais) des dossiers liés à l’axe de la résistance et au conflit avec l’ennemi sioniste... Il n’est plus acceptable de dire que nous n’étions pas au courant de la situation financière du Liban parce que ce n’est pas la préoccupation de la résistance... La sécurité nationale ne se limite pas aux armes et à la défense armée... (Elle est liée à) l’éducation, l’économie, l’agriculture et la santé. L’action armée en fait partie, mais elle ne suffit pas à défendre la nation », observa-t-il ainsi dans cette allocution.
Conseil amical
Naccache a un lourd passé puisqu’il a participé à la prise en otage de ministres du Pétrole lors de la réunion de l’OPEP à Vienne en 1975, organisée par le responsable des opérations extérieures du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Wadi Haddad. Selon des informations qu’il a lui-même divulguées dans une interview accordée au journaliste Ghassan Charbel en 2008, il a ensuite établi des liens avec des opposants iraniens au régime du chah tout en collaborant avec le défunt responsable de l’OLP, Khalil al-Wazir, dans les années 1970. Il affirma même être à l’origine de la proposition de création des gardiens de la révolution islamique, pour protéger les acquis de cette dernière contre un éventuel putsch militaire. Une suggestion formulée lors d’une conversation, tenue à son domicile, avec Jalal al-Din Farisi. Ce dernier deviendra plus tard le représentant du Fateh palestinien en Iran, mais aussi un membre de l’aile khomeyniste de l’opposition iranienne d’alors, puis un candidat à la présidence en 1980, jusqu’à son retrait.
C’est dire si les remarques de Naccache ne peuvent être entendues que comme le conseil amical d’un ardent partisan du Hezbollah et de l’Iran. Et cela ne rend son propos que plus dévastateur. Il a ainsi laissé entendre que l’idée de « résistance » avait été sapée dans le contexte d’effondrement économique actuel du pays, avant d’ajouter que si le Hezbollah ne s’attaquait pas à ce problème – ainsi qu’à la corruption de la classe politique locale et à la vérité sur les causes de l’explosion du port de Beyrouth –, l’efficacité de la résistance serait compromise.
Ce diagnostic est plus que largement partagé au Liban. La pauvreté dans le pays est si répandue, le mécontentement public si profond, qu’il semble inconcevable que le Hezbollah se risque aujourd’hui à une confrontation avec Israël. Il ne fait aucun doute que Tel-Aviv se livrerait à des représailles massives, détruisant des villages, des zones urbaines et des cibles économiques. La communauté chiite en particulier serait confrontée à des déplacements douloureux, avec peut-être plus d’un million de personnes cherchant à se réfugier dans des zones relativement plus sûres. Une fois la guerre terminée, il y aurait peu d’aide financière extérieure pour reconstruire le pays, et encore moins les villes et quartiers ravagés des zones chiites. Le ressentiment à l’égard du Hezbollah augmenterait considérablement dans tout le Liban, créant une réaction brutale que le parti aurait du mal à contenir.
Certains ennemis du Hezbollah fantasment sur une telle issue. Le problème est que la dévastation et la souffrance au Liban seraient si intenses et généralisées que le pays ne s’en remettrait très probablement pas, créant une nouvelle catastrophe sur la Méditerranée. Les implications pour la stabilité régionale ne peuvent être sous-estimées. Plus grave encore pour la Russie et l’Iran, la désintégration du Liban accélérerait celle de la Syrie, où les deux pays ont investi des vies et de l’argent pendant des années pour maintenir le régime Assad. C’est pourquoi les commentaires de Naccache n’étaient pas seulement un avertissement au Hezbollah, mais étaient également dirigés, comme il l’a clairement indiqué, vers « l’axe de la résistance » au sens large.
Dilemme
Reste à savoir quelles sont les chances que le Hezbollah entende bien ce message. Si son comportement au cours des derniers mois constitue un indicateur, il semble suggérer que le parti de Dieu est pris en tenaille par deux priorités contradictoires, qui limitent sa capacité à suivre le conseil amical de Naccache.
Il est désormais évident que le Hezbollah n’a pas voulu forcer ses alliés, le président Michel Aoun et Gebran Bassil, à faciliter la formation d’un nouveau gouvernement dirigé par Saad Hariri. Or tout porte à croire qu’il souhaite néanmoins cette solution, et ce pour, au moins, deux raisons : d’une part, le mécontentement des chiites s’accroît à mesure que la crise économique s’aggrave sous la houlette du gouvernement démissionnaire et que la valeur de la livre libanaise dégringole ; d’autre part, la capacité du parti à assurer la sécurité, même dans les zones qu’il contrôle, se détériore. La criminalité augmente dans la banlieue sud de Beyrouth tandis que les affrontements entre clans tribaux indisciplinés semblent être devenus hebdomadaires. Et face à ces problèmes, le Hezbollah n’a aucune solution.
En même temps, le contexte régional le conduit à hésiter à prendre des mesures internes qui pourraient lui aliéner ses alliés. Sa réticence à contraindre Bassil et Aoun à mettre fin à leur obstruction est fondée sur la crainte que si la situation se détériore entre l’Iran et le binôme Tel-Aviv-Washington, une guerre avec Israël risque d’être inévitable. Le Hezbollah a donc besoin de maintenir ses alliances pour éviter d’être isolé et pour conserver sa couverture présidentielle.
Tout cela n’invalide pas pour autant l’avertissement de Naccache : en ne parvenant pas à résoudre son dilemme, le Hezbollah accélère la dégradation de la situation socio-économique et court ainsi le risque que l’idée même de « résistance » n’ait plus de sens. Par conséquent, le parti risque soit de ne pas satisfaire son parrain iranien, soit, s’il entre en guerre avec Israël, de provoquer une réaction intérieure représentant pour lui une menace existentielle. Morale de l’histoire : il faut parfois savoir écouter ceux qui vous veulent du bien…
Ce texte est une traduction d’un article publié en anglais sur Diwan.
Rédacteur en chef de « Diwan », le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC. Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
commentaires (11)
Waw un bel article .???
Eleni Caridopoulou
17 h 29, le 26 mars 2021