Alep-Est (décembre 2016), Ghouta orientale (avril 2018), campagne d’Idleb (à partir d’avril 2019) : depuis plusieurs années, la progressive reconquête des forces du régime de Bachar el-Assad, grâce à ses parrains russe et iranien, a scellé l’issue militaire du conflit. Mais alors que les défaites s’accumulent à l’intérieur, une autre bataille, dont l’issue est moins certaine, semble se jouer ailleurs. Sur le terrain juridique, avec les petits miracles qu’autorisent le droit international, et dans les cours de justice occidentales, là où la loi se range du côté des victimes.
Là-bas, loin du fracas des armes, des activistes se mobilisent depuis 2016 pour collecter méthodiquement les éléments de preuve servant aujourd’hui de base aux dossiers d’instruction. La Suède ouvre le bal en 2017 : elle devient le premier pays européen à juger un ancien soldat du régime de Damas pour crime de guerre. Depuis, des dizaines d’autres dossiers ont été déposés auprès des juridictions norvégiennes, allemandes, françaises, espagnoles ou suisses.
Un objectif simple est revendiqué par les militants et avocats qui portent ces démarches : mettre fin à l’impunité sans fin dont bénéficie le régime Assad, qui serait responsable de la mort de près de 95 % des centaines de milliers de victimes civiles depuis le début du conflit, selon le Syrian Network for Human Rights. En Europe, l’appareil d’État syrien est visé par 90 % des procédures judiciaires concernant le pays, autour de quatre chefs d’accusations – torture, assassinats illégaux, utilisation d’armes chimiques et bombardements contre les civils. Les 10 % de plaintes restantes portent sur les crimes commis par des « factions de l’opposition », explique Almoutassim al-Kilani, responsable juridique au sein du Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM). Mais les allégeances des uns et des autres comptent finalement peu face à l’impératif moral qui consiste à substituer au droit de la force la force du droit. « Quelle que soit l’appartenance politique, religieuse, ou leur positionnement par rapport à la révolution, ce qui nous importe est le respect des droits des victimes », dit Almoutassim al-Kilani.
Fin février 2021, un verdict fait entrer cette bataille dans la grande histoire et ravive la flamme de ceux qui se mobilisent, parfois aux dépens de leurs vies, pour faire remonter la preuve du crime jusqu’au juge européen. Eyad el-Gharib, ancien membre des services de renseignements syriens, est alors condamné à l’issue du procès de Coblence à quatre ans et demi de prison pour « complicité de crimes contre l’humanité ». Le jugement est salué, accueilli comme « le couronnement de tous ces efforts », mais également reçu avec « l’espoir que cela marque un précédent amené à se reproduire », observe l’avocat syrien Anwar al-Bunni, du Centre syrien pour les recherches et les études juridiques.
Innovations juridiques
Loin des tribunaux nationaux, les instances internationales capables d’activer des procédures judiciaires comme le Conseil de sécurité de l’ONU ou la Cour pénale internationale (CPI) sont restées immobiles – ankylosées par leurs propres statuts ou glacées par les vents contraires de la politique internationale. Face à la paralysie, la communauté internationale a certes fait preuve de créativité en mettant en place de nouveaux mécanismes comme le « International, Impartial and Independent Mechanism » créé à l’initiative de l’Assemblée générale en 2016 afin de faciliter les poursuites judiciaires pour les crimes graves commis depuis 2011, ou encore le réseau génocide facilitant la coopération régionale des enquêtes.
Ailleurs, d’autres dispositifs hybrides sont mis en place. Grâce à un consensus bipartisan, le Congrès américain adopte par exemple, fin 2019, le « Caesar Syria Civilian Protection Act » sur la base des documents exfiltrés par l’ancien photographe militaire connu sous son pseudonyme « César ». Outre les sanctions dirigées contre Damas, la loi prévoit le soutien de Washington aux actions judiciaires contre les crimes commis en Syrie. À l’avenir, les tribunaux américains pourraient également poursuivre des exactions commises contre des « citoyens américains torturés à mort par le régime », rappelle Mouaz Moustafa, directeur exécutif du Syrian Emergency Taskforce (SET), une organisation américaine engagée pour la défense des droits des syriens à l’international.
Mais le cœur vif de cette justice en gestation réside ailleurs, et il est impossible de saisir le caractère inédit de ce qu’il se passe dans les cours suédoise, allemande ou française, sans revenir sur ce que le droit international a fait de plus prometteur en matière de protection des droits, grâce au concept de « compétence universelle ». L’outil n’a été introduit que récemment dans le droit des pays européens, afin de juger les incriminations les plus graves relevant de la CPI (crimes de guerre, contre l’humanité et génocide). En permettant aux juridictions nationales de juger des crimes commis à l’extérieur du territoire, il révolutionne le champ des possibles en matière de justice internationale : il propose aux États une voie exceptionnelle « afin de poursuivre des crimes commis à l’étranger, par des étrangers, contre des étrangers – c’est-à-dire lorsqu’il n’y a aucun lien de rattachement a priori avec l’État qui poursuit, si ce n’est éventuellement la présence du suspect sur le territoire », remarque Leïla Bourguiba, ancienne conseillère juridique à la CPI et membre de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée-Moyen-Orient.
« Le souci de tout recenser »
À cette justice décentralisée initiée par les victimes elles-mêmes, « on ne pourra pas reprocher qu’elle est celle des vainqueurs », souligne cette dernière, qui rappelle que la crédibilité de nombreux tribunaux internationaux a souffert par le passé de ces accusations. « Là où les cours internationales sont soumises à la volonté politique, les juges nationaux sont indépendants », assure de son côté Anwar al-Bunni.
Mais ces mécanismes ne seraient d’aucun secours sans le travail réalisé par les Syriens qui, en amont, rassemblent et trient les éléments de preuves nécessaires à la constitution des dossiers. C’est là, dans le long et méticuleux travail de documentation réalisé par les nombreuses ONG spécialisées dans la collecte d’images et de vidéos, que réside la singularité du cas syrien. « La pratique se retrouve dans les conflits les plus contemporains, au Yémen ou en Libye, par exemple, puisque tout le monde dispose d’un smartphone : cela fait partie de l’époque. Mais la manière méthodique dont les informations sont archivées, le souci de tout recenser, est unique aux Syriens », explique Leïla Bourguiba. La quantité d’informations disponibles a par exemple amené Stephen Rapp, ancien représentant spécial pour les crimes de guerre au sein du département d’État américain, à déclarer que les preuves collectées en Syrie étaient plus solides que celles rassemblées « contre les Nazis à Nuremberg » ou lors de conflits plus récents, au Rwanda ou en Sierra Leone.
Une « justice par le bas »
Cette « justice par le bas » est déjà parvenue à exercer une certaine pression sur l’appareil sécuritaire du régime. Alors que les premières plaintes portaient sur des « premiers couteaux », le procès de Coblence vient « tout de même de condamner le chef du service de la branche 251, un sergent », remarque Leïla Bourguiba avant de rappeler qu’un « procès d’un membre plus central, un colonel de cette même branche », se poursuit actuellement. En 2019, des mandats d’arrêt internationaux avaient déjà visé des hauts gradés de l’appareil sécuritaire, dont Ali Mamlouk et Jamil Hassan. La possibilité d’atteindre des dignitaires plus élevés est d’autant plus importante que les chefs d’accusation ne se limitent plus aux cas « classiques » de torture, mais incluent désormais des plaintes pour utilisation d’armes chimiques.
Face à cette nouvelle menace, les signes de crispation du régime restent faiblement perceptibles depuis l’extérieur. « Officiellement, il n’y a eu ni commentaire public ni réponse de la part du régime », observe Anwar al-Bunni. Mais certaines réactions trahissent le calme apparent. « D’après nos informations, beaucoup de criminels du régime commencent à demander des passeports pour voyager sous des noms d’emprunt tout en essayant de changer leur apparence physique », poursuit-il.
Sur le court terme, les peines peuvent paraître dérisoires face à l’ampleur des crimes en question. Mais sur le temps long, chaque succès nourrit le suivant. L’entrée dans l’arène judiciaire a permis aux Syriens d’imposer sur la scène internationale une alternative à la propagande officielle du régime. « Le récit des Syriens est maintenant entendu dans un prétoire », relève Leïla Bourguiba. La sauvegarde des preuves, et l’effet de jurisprudence entre chaque procès, font que chaque condamnation renforce les chances de victoire future.
L’enjeu, avec le temps, est donc d’ouvrir la porte à des procès plus ambitieux, tout en perçant l’opacité d’un régime qui a longtemps prospéré en verrouillant la parole. « Ces procès, ceux à venir, permettent de mettre à nu les chaînes de commandement et la structure de ce régime tortionnaire », ajoute Leïla Bourguiba. Demain, un mandat d’arrêt international contre Bachar el-Assad ? Le temps de la CPI, pour l’instant incapable d’engager une action même préliminaire, n’est pas celui des cours nationales. « Dans quelques années peut-être, on a parfois attendu 10, 15 ans ou plus », espère Leïla Bourguiba. Ce ne serait pas la première fois qu’un dictateur arabe se fait rattraper par la justice longtemps après le début des faits. En 2009, la CPI émet pour la première fois un mandat d’arrêt international à l’encontre d’un président en exercice, le Soudanais Omar Hassan Ahmad al-Bachir, pour une longue série de crimes commis plusieurs décennies plus tôt.