« Parfois, je me surprends à penser que tout ce qu’il s’est passé ces dix dernières années n’est qu’un cauchemar et que je vais me réveiller d’un moment à l’autre. » Installé depuis bientôt deux ans dans son appartement à quelques encablures des façades ocres de la Plaza Mayor à Madrid, Samir* a encore du mal à comprendre les épreuves qu’il a traversées. Le calme des rues du centre-ville de la capitale espagnole contraste avec les neuf dernières années de sa vie, durant lesquelles ce journaliste syrien a vécu au rythme des bombardements aériens, des tentatives d’enlèvements, des menaces et des déplacements internes forcés, avant de sortir de son pays depuis Idleb grâce à l’aide d’une organisation internationale. « C’était un sentiment étrange de savoir qu’il n’y avait plus à avoir peur une fois passé de l’autre côté de la frontière avec la Turquie », se remémore-t-il alors qu’il a fait étape à Istanbul pendant deux jours avant de s’envoler pour la capitale espagnole. « Dans les premiers mois après mon arrivée à Madrid, je ne cessais de regarder par-dessus mon épaule car je me croyais surveillé, comme en Syrie », confie-t-il.
Originaire de Zabadani, une localité située dans le rif de Damas, Samir avait 21 ans et suivait des études d’économie à l’Université de Damas lorsque la colère populaire contre le régime de Bachar el-Assad éclate en mars 2011. Avec ses amis, il a fait partie de ceux qui se sont jetés corps et âme dans le soulèvement, déterminés à crier leur soif de liberté dans les rues du pays sous la bannière du slogan phare de la révolution « Erhal ya Bachar » (« Dégage Bachar »). À Homs, Hama, Alep, Deir ez-Zor, Qamishli ou encore Idleb, les manifestants n’avaient qu’un seul mot d’ordre : «La mort plutôt que l’humiliation ». « Nous ne supportions plus le régime et nous étions prêts à pleinement en assumer les conséquences. À l’époque, je ne pensais pas que le pays allait plonger dans la guerre », soupire Samir. Au fil des premiers mois du soulèvement, l’on s’autorise à espérer la chute prochaine du président syrien, à l’image du sort qui a été réservé aux dictateurs des pays de la région, et à oser imaginer la Syrie de demain. « Alors que nous nous préparions à nous rendre à Daraya pour participer à un rassemblement de femmes en 2012, nous échangions au téléphone avec les organisateurs en langage codé : “on va faire un tabboulé, qui ramène le persil ? ” », se rappelle en riant doucement Farizah Jahjah, une professeure de maths et activiste de la première heure avec son mari, le poète Nasser Saber Bondek.
« Prends tes affaires et va désormais de l’avant »
Sentant le danger se rapprocher en raison de son activisme, Farizah Jahjah finit par quitter la Syrie avec ses deux enfants en juin 2012. « Notre rêve de liberté et de démocratie a été brisé », souffle-t-elle. Aujourd’hui âgée de 53 ans, elle réside en France, où elle a pu obtenir un visa en 2013 au titre de l’asile, après être passée par le Liban et l’Égypte. À l’heure du départ, les derniers mots d’adieu adressés à son fils par son mari, resté alors en Syrie, se veulent encourageants : « Prends tes affaires et va désormais de l’avant. » Trois mois après leur arrivée en France, Nasser Saber Bondek est enlevé à leur domicile de Sahnaya, une banlieue de Damas, par des forces sécuritaires, en même temps que trois autres militants des droits humains. Farizah Jahjah n’a plus jamais eu de nouvelles de lui.
Selon le Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR), près de 100 000 personnes sont toujours portées disparues en Syrie – dont des femmes et des enfants – enlevées en majorité par le régime et par d’autres parties au conflit, à l’instar de l’État islamique. « Je me suis efforcée de me concentrer sur l’éducation de mes enfants, ma priorité numéro un en dépit de la fatigue et des difficultés », explique Farizah Jahjah. « J’ai mis de côté l’idée d’un retour, il m’est impossible de revenir en Syrie sans voir mon mari », confie-t-elle, la gorge serrée. La violence sans limites de la répression du régime de Bachar el-Assad, prêt à tout pour sauver sa peau avec l’aide de ses parrains russe et iranien, a contraint la moitié de la population syrienne à fuir par vagues successives, notamment vers les États voisins et l’Europe. Au total, ils sont sept millions de Syriens à avoir abandonné leurs domiciles et à s’être réfugiés dans d’autres zones du pays tandis qu’ils sont quelque cinq millions à avoir quitté la Syrie depuis 2011, de manière légale ou clandestine.
« Je ressentais la culpabilité d’être parti »
Moustapha* a 25 ans lorsqu’il décide de quitter Alep pour Beyrouth en 2012 pour échapper au service militaire obligatoire. « J’ai participé à quelques manifestations et je pouvais être réquisitionné à tout moment pour tuer mes compatriotes dans les rangs de l’armée », explique-t-il. « J’ai tout laissé derrière moi, mes proches, mon emploi. Du jour au lendemain, je suis passé de quelqu’un qui avait une bonne situation à quelqu’un qui devait tout recommencer à zéro. » Depuis la capitale libanaise, il multiplie alors les petits boulots, s’inscrit à l’université et travaille avec des organisations internationales qui viennent en aide aux réfugiés. Mais lorsque le Liban durcit les conditions pour les Syriens souhaitant y vivre ou y travailler en 2014, l’un des supérieurs de Moustapha lui conseille de quitter le pays pour l’Europe. Cet été-là, un véritable parcours du combattant commence pour le jeune Alépin, qui puise dans ses quelques économies pour se rendre d’abord en Turquie par avion, puis en Grèce sur un bateau de fortune grâce à des passeurs peu scrupuleux. Emprisonné pendant quinze jours par les autorités grecques lors de son arrivée sur l’île de Samos, il réussit à se procurer des faux papiers à Athènes et finit, au bout de plusieurs tentatives, par atteindre son objectif : se rendre aux Pays-Bas. « J’ai étudié mes options avant de me lancer : j’ai vu qu’une grande partie de la population aux Pays-Bas parlait anglais, qu’il y avait moins de réfugiés syriens que dans d’autres pays européens et que la procédure de demande d’asile y était moins longue « , relate Moustapha, précisant qu’il n’avait jamais entendu parler le néerlandais. « J’ai compris que si je voulais rester ici, la clé était la langue et l’éducation. Je ne pouvais pas me permettre de baisser les bras », poursuit-il. En six ans, il connaît une ascension fulgurante : après avoir obtenu haut la main un diplôme de néerlandais tout en venant en aide à d’autres réfugiés en tant que traducteur, il s’inscrit à un master de gestion à l’université d’Amsterdam et décroche un stage, puis un contrat fixe, dans l’une des grandes banques du pays. Une réussite personnelle qui n’efface pas les blessures de l’exil. « Il est difficile de trouver un équilibre entre la réalité que l’on vit et celle qu’on a quittée et dans laquelle nos proches vivent toujours. »
« C’est comme un purgatoire : mon esprit et mon cœur étaient à un endroit et mon corps dans un autre » , décrit Ra’fat Alzakout, originaire de Soueida et qui habite à Berlin depuis 2015. Diplômé de l’Institut supérieur d’arts dramatiques de Damas et membre d’un collectif d’artistes qui diffusait des vidéos satiriques contre le président syrien Bachar el-Assad, il a quitté sa Syrie natale en 2011. « L’un de mes amis qui avait ses entrées m’a confié que mon nom circulait (au sein des moukhabarat) et qu’il valait mieux que je parte », raconte Ra’fat Alzakout, aujourd’hui âgé de 43 ans. L’artiste, qui a grandi au sein d’une joyeuse fratrie de neuf enfants, prend d’abord la route pour Beyrouth, où il vit pendant quatre ans, avant de s’envoler pour la capitale allemande. « C’est comme si on m’avait arraché le cœur, je ressentais la culpabilité d’être parti. Les trois premières années en Allemagne ont été très difficiles, s’épanche-t-il. Au début, je ne me sentais pas à l’aise quand je croisais la police allemande ou je m’empressais de dire aux personnes qui parlaient de politique de baisser la voix. » Petit à petit, il étudie l’allemand, s’attelle à réaliser de nouveaux projets artistiques pour une audience qu’il apprend à connaître et s’adapte à son nouvel environnement. « Je veux avoir le temps de faire ce que j’aime, on ne sait pas combien temps il nous reste. »
*Les prénoms ont été modifiés