Sa bouche édentée, son visage lacéré de rides, comme autant de chemins d’infortune, dessinent un parcours de combattante qui l’a menée vers des impasses. Dans ses yeux où le bleu de la mer a déposé des reflets fanés flottent une colère mêlée au désespoir, comme une grande fatigue, une lassitude sans nom d’être, surtout, privée de ses enfants. Son regard qui interpelle, tout comme sa présence impromptue en ces lieux, rappelle ce fameux portrait de Dorothea Lange, La mère migrante. Ce qu’elle est, en fait.
Ses grandes mains de pêcheur calleuses, ses ongles sales et cassés, ses cheveux desséchés, ses vêtements délavés ne se conjuguent plus au féminin. Difficile de donner un âge à Maryam, c’est ainsi qu’on l’appelle ici, même si elle confie être née en 1965. Maryam a l’âge de tous ses excès, l’âge des excès d’une vie qui ne lui a pas vraiment souri. Qu’il pleuve, qu’il vente, sous un soleil de plomb, elle est là, sur ce territoire dont elle est à présent la locataire permanente, l’occupante, la sans domicile fixe et la seule femme. Dix-huit ans qu’elle squatte ces bancs vieillis ou repeints, ces arbres humides, ces escaliers glissants, et les plus petits recoins de la Corniche qu’elle connaît par cœur. Les chats et les pêcheurs sont ses amis. Certains la craignent, d’autres la protègent, d’autres enfin l’aident quand elle en a besoin, et qu’elle doit inlassablement éponger des dettes ou des contraventions pour des délits impayés.
Tour à tour leur mère, leur sœur, leur alter ego, Ghoussoun Barzat a presque oublié son vrai nom, enregistré sur des papiers officiels jetés à la mer par un officier de l’armée en colère contre elle. Tout comme l’histoire de sa vie, qu’elle prétend avoir écrite, jetée à la mer aussi, avec le reste. D’origine syrienne, « je suis née à Baalbeck », dit-elle, un masque usé rabaissé sur le menton, « le 5/7/1965. On y a vécu avec ma famille jusqu’à mes cinq ans avant de déménager à Beyrouth ». Un premier mariage à 17 ans, contracté avec un homme de 40 ans, brève union décidée par sa famille, un père sunnite et une mère maronite. Le mariage durera six courts mois, au bout desquels Maryam prend la fuite. « Je suis revenue chez ma mère », dit-elle.
Descente aux enfers
Trois ans durant, elle fait de la couture pour gagner sa vie, espère secrètement le bonheur puis rencontre son prince charmant. Celui-là même qui sera finalement la cause de toutes ses misères. Pour elle, l’homme n’a pas, n’a plus de nom. Juste un goût, indélébile et terriblement amer. Celui qu’elle appelle « le père de mes enfants » est un voisin, tous deux habitent à Aïn el-Remmané. « Nous avions le même âge, il avait deux mois de plus que moi… Nous nous sommes fréquentés quatre ans avant de nous marier. » Membre actif d’un parti politique chrétien, combattant quand il le fallait, il a même fait de la prison. « Au début il me traitait très bien, jusqu’à l’infidélité… ». À la naissance de son aînée, Marie, en 1994, Maryam le suspecte d’avoir une maîtresse. « Je l’ai senti, puis il l’a avoué », dit-elle en tirant sur sa cigarette, le regard fixant l’horizon, son seul point de fuite. Trois enfants de plus, en moins de quatre ans, la descente aux enfers de Maryam ne sera pas ralentie par l’arrivée de Berna, Sara et Lara. Antidépresseurs en tous genres, alcool(s) et autres paradis artificiels, elle raconte sa version des faits. Ses propres souvenirs qui n’ont retenu que la violence, des deux côtés. Des mots qui hurlent, des accusations qui éclaboussent, des gestes qui dérapent. « Une fois, je lui ai balancé un plat de fattouche à la gueule. Rien de plus, je suis incapable de tuer une mouche. Les rats, ici, dit-elle en pointant du doigt le bord de mer, je les nourris… » Inlassablement, elle poursuit, d’une voix calme, trop calme : « Il voulait me rendre folle, il voulait me faire interner à Deir el-Salib… Ils m’ont gardée deux heures et m’ont laissée partir ! Il voulait m’envoyer en prison. C’est son propre oncle qui m’a défendue. Le jury m’a donné raison, son dossier était bourré de contradictions. » Ses filles sont éloignées, envoyées dans un pensionnat, puis une association se charge de leur éducation. Maryam qui perd un peu la tête, épuisée par sa colère et ses démons, s’en va à son tour, autrement vaincue. « Ma sœur m’a reçue chez elle à Aïn el-Remmané avec si peu de compassion que j’ai préféré repartir. » D’errance en errance, de studios en chambres louées jusqu’à plus d’argent, elle échoue au bord de la mer à Okaibé. « Quand j’ai ouvert les yeux, au matin, une employée srilankaise m’a offert un café. Il a fallu que ce soit une étrangère qui ait de la peine pour moi… Tu peux le croire ? »
SDF
Depuis ce premier matin douloureux, ce violent baptême salé, Maryam, devenue SDF, a choisi la Corniche, à Aïn el-Mreissé, pour seule adresse fixe. Dix-huit ans qu’elle traîne seule sa couverture en acrylique, son sac en nylon où elle a entassé toute sa vie, ses peines, ses regrets et le manque qu’elle ressent quand elle pense à ses filles. Qu’elle s’essaie à tous les métiers, la couture, la pêche, la danse orientale... Depuis 2003, le soleil lui donne parfois le sourire mais lui consume le cœur. Maryam vit au jour le jour, car « à chaque jour suffit sa peine ». Elle plaisante avec ses amis d’infortune, s’isole quand elle préfère pêcher seule à 4 heures du matin ou verser quelques larmes sur son désespoir, plonge dans la mer en été, « prendre un bain », avant de s’asperger d’une bouteille d’eau douce « pour enlever le sel ».
« En hiver, le gardien d’un immeuble en face, un monsieur charmant, très respectueux, me permet d’utiliser les douches », confie-t-elle. Et lorsqu’on ne sait plus trop que croire de toutes ces histoires tellement extrêmes, même si son visage en garde toutes les traces, un monsieur charmant, très respectueux, passe devant ce banc témoin de tant de confidences. « C’est lui », dit-elle. « On parlait de toi… » Il sourit, bouge la tête, avec dans le regard, enfin, une pointe d’humanité devant la solitude de cette femme. Coupable à la fois de sa force et sa fragilité, condamnée à cette errance sans fin, Maryam est une survivante. Elle continue de se battre pour manger, durer, se protéger des averses, des insultes, des policiers, de l’indifférence et de l’absence. Elle n’a plus jamais revu ses filles qui ne veulent plus entendre parler d’elle. Ghoussoun Barzat, elle, est morte depuis longtemps.
commentaires (7)
Je la croise souvent à Aïn el Mraïssé, pas plus tard qu'aujourd'hui où elle était en conversation animée avec un marchand de café. Merci à Mme Carla Henoud pour le choix et le traitement de ses sujets d'articles publiés par L'OLJ.
DJACK
19 h 02, le 12 mars 2021