Les chars de l’armée se sont déployés en nombre hier dans les rues étroites du quartier de Laylaki, dans la banlieue sud de Beyrouth. L’étalage de force pourrait sembler un peu absurde dans ce décor où les bâtiments sont empilés les uns sur les autres, si la zone n’avait pas été le théâtre, la veille, d’une véritable scène de guérilla urbaine, entre les clans Hajoula et Zeaïter, qui dominent le quartier. Tirs à balles réelles, lance-grenades RPG... Rien n’a été épargné aux habitants qui ont vécu un cauchemar entre 21h et 3h du matin. À l’origine de la dispute : le vol d’un scooter. Une raison semble-t-il suffisante pour transformer le quartier en scène de guerre digne des plus mauvais jeux vidéo.
« Ça va si je meurs, j’ai 16 ans. Mais mon frère n’a que 11 ans… Il n’a rien vécu », désespère Léa, qui porte un voile blanc et un survêtement fuchsia. Elle prenait sa douche lorsqu’elle a entendu la seconde « explosion », en référence aux tirs de lance-grenades. « Je n’ai pas peur des balles, mais là il y avait des bombes. » Sa mère, qui se tient près d’elle, vit à Laylaki depuis 1988, dans une situation de forte précarité, comme la majorité des habitants du quartier. Ici, les habitants sont habitués aux clashs entre les deux clans. Mais les violences de dimanche soir ont été d’une rare violence, faisant un mort, un jeune homme de 26 ans, et rappelant les affrontements entre clans armés qui animent régulièrement la Békaa.
Le quartier est divisé en deux zones, celle de la famile Hajoula et l’autre du clan Zeaïter. Dans la première, les voisins sont regroupés devant un immeuble. « J’ai appelé New TV (chaîne de télévision al-Jadeed) », lance une femme affolée en sortant de son immeuble de cinq étages. Elle s’appelle Sonia et était dans la Békaa quand la bataille rangée a eu lieu. Rentrée chez elle précipitamment, elle n’a pu que constater les dégâts dans son appartement : vitres brisées, sol jonché de verre, impacts de balles dans les murs du salon… « Nous n’avons rien à voir avec les problèmes. Mais parce que nous portons ce nom de famille (Hajoula), nous avons la réputation d’être des voleurs, dit-elle. Mes enfants ne sont pas armés et ils ne sont affiliés à aucun parti politique. Néanmoins, si une personne nous tire dessus, il est normal de se défendre… »
Un homme l’attrape par la nuque et lui chuchote quelque chose à l’oreille. « Je veux tout dire, je m’en fous ! » hurle-t-elle, la voix tremblante et le visage empourpré, avant de raconter sa version des faits. « Ce n’est pas de notre faute… Un homme de la famille Zeaïter a vendu à un membre de la famille Hajoula un scooter volé. La famille Zeaïter est venue pour le récupérer, mais l’autre famille a refusé. Il y a eu une altercation. Ensuite, les Zeaïter sont partis chercher leurs armes et ont commencé à nous tirer dessus. Le clan Hajoula a riposté. Nous n’avons rien à voir avec les disputes entre les deux familles. Nous avons peur des représailles car un jeune homme dont la mère est de la famille Zeaïter est décédé », dit Sonia, qui ne peut contenir son énervement. Elle continue : « Si nous avions de l’argent, nous quitterions cet endroit. »
Dans son salon criblé de balles, une vieille femme d’environ 70 ans, résidant également dans ce bâtiment, raconte qu’elle s’est cachée dans les escaliers pour éviter les balles qui ont perforé le rideau de sa véranda et la vitre qui sépare le balcon du salon. Sa voisine Malak, qui a trois enfants de 6, 7 et 8 ans, a vécu à peu près le même cauchemar. « Les enfants pleuraient et hurlaient pendant les tirs. » « J’ai eu très peur, je veux déménager », lance sa fille Zahra dans son survêtement doré. « Ça fait sept ans que nous vivons comme ça et personne n’intervient, ni Amal ni le Hezbollah », s’énerve Sonia. « Hezb de m... », réagit un homme du voisinage.
« Allah maakon »
De l’autre côté, dans le camp Zeaïter, les habitants sont beaucoup moins loquaces. « Personne ne va parler. Même s’ils savent quelque chose, ils ne diront rien », lâche une jeune femme tout de noir vêtue. Quelques mètres seulement séparent les deux zones, mais l’ambiance est ici beaucoup plus électrique. Des photos de personnes décédées lors des affrontements précédents sont affichées aux côtés de drapeaux du parti Amal. Un homme de la famille Zeaïter, assis sur son scooter, affirme que tout cela n’est qu’un incident isolé. Puis il raconte, à son tour, sa version de l’histoire. « Il n’y a pas de problème entre les familles. Ils étaient seulement trois à quatre personnes dans le clash. Quelqu’un a volé un motocycle de la famille Zeaïter, des personnes de la famille sont parties le récupérer et le clan Hajoula a commencé les hostilités, Zeaïter a donc répliqué. C’est la famille Hajoula qui a commencé avec les grenades. » « Allah maakon (que Dieu soit avec vous) », lance un homme aux yeux bleus, comme pour signaler qu’il ne faudrait pas trop traîner en ces lieux.
Retour côté Hajoula, devant une pharmacie dont la vitre a explosé. « C’est le pire affrontement qu’il y ait eu. Zeaïter a tiré pour nous tuer, pas pour nous effrayer », affirme Zein, 23 ans. Les habitants du quartier ont tous peur de la prochaine escalade. Ils en veulent au gouvernement et surtout aux partis politiques qui dominent la zone. « L’armée ne peut pas rentrer, les partis ont la main ici. Je suis chiite et beaucoup d’entre nous veulent parler. Nous n’acceptons pas cette situation », dit une femme, les cheveux cachés dans un foulard noir parsemé de fleurs. À côté d’elle, une autre femme abonde dans le même sens. « Nous voulons la protection des forces de l’ordre. Nous nous sentons en sécurité lorsque l’armée est là. Quand elle va partir, c’est là que je vais commencer à avoir peur des représailles. Tout cela, c’est de la faute du Hezbollah et d’Amal. » L’armée a quitté les lieux hier en fin de soirée.
Cette population, malheureusement, est soumise à des individus qui s'arrogent une puissance et des droits analogues à ceux des grands féodaux... Pour un scooter volé !!!! toutes les habitations avoisinantes se sont faites canarder. Il serait intéressant d'effectuer, sous le couvert de l'anonymat, un sondage, ce qui permettrait d'évaluer vraiment la puissance électorale de ces "partis".
18 h 54, le 16 février 2021