Bien qu’originaire du village de Bécharré, Karen Keyrouz avoue être profondément citadine et affirme que la connexion avec la vie rurale ne l’intéresse pas. « Beyrouth est mon chez-moi », dit-elle, péremptoire.
Toute jeune déjà, elle crayonnait. « Le dessin a toujours fait partie de ma vie. Enfant, je m’amusais à tout copier, et ma mère me lançait des défis : “Aujourd’hui, tu vas croquer un élément de ta chambre.” Plus je grandissais, plus j’approfondissais ma technique, la lumière s’est d’abord infiltrée. Les perspectives ont pris place, je maîtrisais de plus en plus », raconte-t-elle. Écolière, elle s’inscrit à l’école de dessin Fabriano mais est surtout attirée par la peinture. La couleur qui coule, le pinceau qui suit, les formes qui naissent. Plus tard, c’est la technique de la paréidolie qu’elle développera. « C’est une sorte d’illusion d’optique qui consiste à associer un nuage par exemple, informe et ambigu, à un élément clair et identifiable, souvent une forme humaine ou animale. On devine plus qu’on ne voit », explique-t-elle. Quand il lui faut choisir un chemin de carrière à suivre, ses professeurs l’encouragent fortement à opter pour une licence en publicité à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA). « Très vite, dit-elle, j’ai réalisé que dessiner des logos et des packagings, réfléchir des formes pour des produits de consommation ne m’intéressait aucunement. »
C’est ainsi qu’elle se dirige vers la bande dessinée, obtient sa licence, suivie d’un master. Le projet final de thèse devant être consistant, elle réalise un livre qui sera édité deux ans plus tard (en 2018). « C’était mon premier album solo, j’avais beaucoup de questions sur l’anxiété dans cette ville et comment chacun la vit à sa manière. » Flux et reflux raconte la vie d’un couple libanais sur trois journées. Carole et Mazen ont des anxiétés particulières : la thalassophobie (la peur de la mer) pour l’une, et la phobie de la conduite pour l’autre. L’histoire se passe à Beyrouth, ville du perpétuel questionnement et des traumatismes qui se suivent et laissent des traces indélébiles. La bédéiste y développe le concept de la peur et combien celle-ci peut s’avérer contagieuse.
C’est en communauté que la voix porte
En 2017, encouragée par l’initiative Warak (un espace où les artistes peuvent imprimer à volonté et utiliser le papier mis à leur disposition), Karen Keyrouz, avec quelques amis illustrateurs, fonde le collectif Zeez. « Zeez, dit-elle, en référence à la cigale qui vit en groupe et dont les chants la nuit, ne portent loin que s’ils sont à plusieurs. » L’objectif de Zeez était de rendre le journal imprimé accessible à tout le monde. Al-Jarima (Le crime) sera le premier numéro, réalisé chez Warak et distribué dans les cafés, les bars et certaines librairies. En 2018, la bédéiste adhère au collectif Samandal où elle participe aux projets mis en œuvre dans le cadre de l’année de la bande dessinée (résidences, exposition) pour enfin en devenir membre à part entière. Al-Jarima 2 est édité en 2020 en référence à la révolution libanaise d’octobre 2019.
Mais Karen Keyrouz ne se contente pas de dessiner, elle s’adonne aussi à la pratique du concert dessiné. « Nous invitons un musicien qui improvise durant quarante minutes et nous dessinons en suivant le rythme de la musique, c’est une danse entre le dessin et le spectateur. Le projet a débuté grâce à l’Institut français sous l’initiative du bédéiste français Charles Berberian. » Plus tard, Karen Keyrouz postule pour une résidence à la Cité internationale des arts à Paris où elle développera la technique du concert dessiné.
Quand une tache raconte une histoire
À la croisée de la réalité et de l’imaginaire, fait d’illusions, de brouillages de pistes et d’affranchissement de règles, Karen Keyrouz – qui avoue une passion pour le dessinateur Seiichi Hayashi, pour qui le dessin est un outil de narration, et la lumière, sa liberté – développe un univers artistique infantile et secret où elle tape toujours dans le mille des émotions, des ressentis, et des questionnements. Les formes restent pour elle un outil de narration. Ses images, semblables à de rêves cruellement terrestres, poussent le lecteur d’abord dans un désir de décryptage, pour tenter d’y trouver son chemin et enfin se laisser emporter dans son univers particulier. Projetant sa vie, ses peurs, ses angoisses, ses désirs et ses attentes, en quête de cet animal humain que nous sommes au plus profond de son intimité, l’artiste redéfinit ce que signifie faire de la bande dessinée et élabore de nouvelles formes narratives en favorisant de formes d’expression graphique inédites mais aux compétences techniques conventionnelles. Elle plonge ainsi dans les méandres de l’angoisse, noyau existentiel de la jeunesse beyrouthine. Dans l’histoire courte et dérangeante intitulée Urine, elle retrace la vie d’un concierge attiré par son voisin mais ne sachant comment l’aborder, il ira jusqu’à uriner devant sa porte. Sensuel et insolite, son dessin laboure les émotions et sublime la violence.
Aujourd’hui, Karen Keyrouz s’attaque à l’expérimental. En se basant davantage sur le tracé que sIur la narration, elle part d’une simple tâche sur une page blanche qui, au gré du hasard, donnera naissance à une forme et à une sorte de narration. Elle s’arrête d’être une simple tâche pour devenir autre chose. C’est l’improvisation et le rôle de l’inconscient qui contrôlent sa main. Ils sont le point d’ancrage essentiel à sa création.Karen Keyrouz ne cesse de monter en puissance, traçant tranquillement mais assurément sa route. Une artiste définitivement à suivre.
Publications
Karen Keyrouz a déjà à son actif 6 publications :
Flux et reflux (projet final universitaire)
Rear view (collaboration avec Firas el-Hallak - Samandal-ça restera entre nous, 2016)
Have a Seat (collectif Zeez, 2017).
The 8th Sleeper (Samandal-Experimentation, 2018),
Urine (Lyon BD-France, 2018)
Are you still reading the news ? (Zeez 2019)
Elle prépare par ailleurs :
Abel (collaboration avec Koseph Kai) et un Concert dessiné sur Instagram.
commentaires (1)
Brrr, cest une catharsis ? Une thérapie ????
Christine KHALIL
13 h 33, le 12 février 2021