La nuit noire et froide, une route isolée dans le Sud et une voiture délaissée sur le côté, les portes grandes ouvertes. À l’intérieur, un homme retrouvé mort. Qui l’a tué ?
Cet homme gisant sur la banquette, le dos tourné au pare-brise, la tête et le dos criblés de balles. Et une question qui persiste : qui l’a tué ? Qui, ce jeudi 3 février, a tué Lokman Slim, alors qu’il rentrait chez lui ? Qui a lâchement appuyé sur la gâchette ? Qui a, minutieusement et de sang-froid, ordonné son exécution ?
Nous savons qui l’a tué, nous savons qu’il y a plus d’un coupable. La question n’est pas qui, mais pourquoi ?
Pourquoi l’avez-vous assassiné ?
Vous qui êtes pourtant armés jusqu’aux dents, qui êtes en possession d’un arsenal militaire à faire pâlir et qui détenez le réel monopole de la contrainte, pourquoi l’avoir assassiné ?
Pour faire taire la vérité. Parce que vous êtes assassins de la plume et de la liberté. Parce que vous pensez qu’en tuant un homme, vous éteignez sa pensée. Parce que vous ne savez pas que les mots qui véhiculent la liberté ne peuvent pas disparaître. Vous avez oublié que les idées qui défient l’oppression déplacent des montagnes et soulèvent des peuples. Vous avez oublié que, certes, nous sommes chair et os et les os se brisent et la chair humaine se décompose, mais les mots subsistent et les écrits, eux, survivent.
Pourquoi l’avoir assassiné ?
Parce que vous ne savez pas que les balles qui percent le corps ne sont que superficielles : l’âme leur est intouchable. L’âme, quant à elle, est libre et la parole immortelle. La pensée subsiste, et la vérité est éternelle.
Tuer pour faire taire. Cependant, lorsque les lettres qu’on choisit s’alignent pour créer des mots, et que ces mots de par leur farouche véracité deviennent des paroles, et que ces paroles qu’on partage et qu’on s’échange aiguisent les esprits et font avancer le temps, alors tuer pour faire taire devient absurde. Tuer pour faire taire, alors que les échos de ces paroles ne cesseront jamais de vous assourdir. Tuer pour faire taire des hommes déjà immortels.
Alors, allez-y, éteignez les lumières et plongez-nous dans l’obscurité. Nous allumerons des bougies. Brisez-nous les doigts et tranchez-nous les mains, nous continuerons d’écrire. Coupez-nous la langue dans l’espoir de nous isoler dans le silence, nous continuerons à vous accuser. Arrachez-nous les yeux en vue de nous rendre plus dociles, nous n’arrêterons pas de choisir ce qui est juste et ce qui est vrai. Et au nom de votre justice, je vous en prie, achevez-nous, brûlez nos écrits et toutes les traces matérielles de notre passage.
Ce sera en vain, vous pouvez essayer mais vous ne tuerez jamais la pensée libre, car ce qui est juste ne cessera jamais d’être juste, et ce qui est vrai ne cessera jamais d’être vrai.
Pourquoi l’avoir assassiné ? Pour les mêmes raisons que vous aviez de vouloir faire taire les autres avant lui.
Parce que vous être l’obscurantisme, et ils sont la lumière. Vous êtes l’ignorance et la bêtise, et ils sont la sagesse au service des hommes. Vous êtes la violence et le mal, alors qu’ils sont l’encre sur le papier et les mots qui communiquent la vérité.
Vous êtes le deuil vêtu de noir, glorificateur du culte de la mort, alors qu’ils sont penseurs et éternels amoureux de la vie.
Vous n’êtes ni révolutionnaires ni défenseurs de ce pays. Vous avez planté les explosifs et appuyé sur la gâchette. Vous avez minutieusement étudié leurs allers-retours et avez signé leurs arrêts de mort. Et vous autres qui connaissez le « qui » et le « pourquoi » et préférez enterrer la vérité.
Vous avez tous du sang sur les mains, vous êtes tous coupables et assassins.
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.
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