Critiques littéraires

La déambulologie critique d’Antonio Muñoz Molina

La déambulologie critique d’Antonio Muñoz Molina

© Ricardo Martin

Récemment et admirablement traduit de l’espagnol, le dernier roman d’Antonio Muñoz Molina, Un promeneur solitaire parmi la foule est un texte aux mille facettes, qu’on lit comme on flâne au cœur de l’énorme brouhaha et de la diversité infinie des villes. L’ouvrage est le résultat d’une singulière lubie de l’écrivain, qui consiste à se promener dans les rues en collectant tout ce que l’ouïe ou la vue peuvent en collecter. Muñoz Molina le fait tantôt par l’enregistrement du fond sonore de la ville sur un téléphone dissimulé dans sa poche, tantôt en laissant traîner son oreille pour capter les conversations des gens, tantôt encore en amassant ou en notant dans ses cahiers le contenu des publicités, des affiches, des journaux, des tracts et de tout l’infini rebut imprimé, toute la logorrhée de la civilisation citadine aujourd’hui.

C’est de cette gigantesque cacophonie qu’est en partie tissé le roman, sous la forme d’un impressionnant collage de bouts de phrases, de morceaux de conversations, d’images et de bruits de toute sorte glanés au gré de centaines d’heures de flâneries. Tout cela finit par prendre l’allure d’un tentaculaire poème, dont Muñoz Molina donne d’ailleurs la définition dans le livre. Au cours d’une conversation dans un café madrilène avec un étrange interlocuteur qui semble une projection de lui-même, l’auteur définit une science qu’il appelle la « déambulologie », et qui est l’art de reconstituer le texte sonore et visuel des villes de notre temps, en superposant, sans l’intervention d’une quelconque voix organisatrice, des milliers de fragments du discours intarissable de la société de consommation – quelque chose qui ferait penser, en mille fois plus imposant, aux fameuses accumulations dans Dépôts de savoir et de technique de Denis Roche.

Mais cette passion que porte Muñoz Molina pour la ville s’accompagne également d’une indubitable perplexité critique. Le romancier marcheur fait ainsi état d’une sorte de terreur devant le flux de sons, d’images et de discours produits en permanence par notre monde. Il se sent par moments submergé jusqu’à l’asphyxie et menacé dans son intégrité mentale par ce trop plein d’informations, de suggestions, de promotions de l’inessentiel ou du superficiel qui se déploient dans nos cités. L’amour de l’urbanité n’est jamais dénué d’une réflexion sur le devenir écologique catastrophique de notre planète, à quoi les villes participent grandement.

Cela dit, Un promeneur solitaire dans la foule n’est pas seulement ce traité de déambulologie passionné et critique, ni un simple enregistreur de la furie bruissante des villes. Il est aussi, et peut-être surtout, une magnifique description des divers visages de Madrid et une saisissante traversée à pied de New York, depuis la pointe sud de Manhattan jusqu’au Bronx. Le livre dit la manière que nous avons d’être des êtres urbains, décrivant nos diverses façons d’affronter, de rechercher ou d’esquiver la présence de l’autre qui est partout autour de nous, comme dans ces pages incroyables sur la typologie des attitudes adoptées par le marcheur sur les trottoirs newyorkais. Il décrit le rapport subjectif que nous entretenons avec l’espace et avec le temps. Plusieurs chapitres sont consacrés à l’espace domestique, celui de la maison, et à la relation que l’on développe avec elle. De très belles pages décrivent un déménagement et le processus complexe d’apprivoisement d’un nouveau logement et du quartier encore peu familier où il se trouve. Des passages quasi proustiens sur les rapports du corps à l’espace intérieur ou urbain se prolongent dans des rêveries sur la superposition dans la mémoire de divers lieux visités, de balcons ou de terrasses d’où l’on a regardé le monde, et aussi sur la fonction des objets du quotidien dans notre appréhension du temps et de ses effets sur nous. Sans compter bien sûr les portraits extraordinaires des hommes qui peuplent les cités, les femmes resplendissantes dans Madrid en été ou les parias et les miséreux qui hantent New York en toute saison.

Et puis le narrateur n’est pas seul à déambuler. Dans ce livre aux ramifications innombrables, Muñoz Molina raconte également la vie et les errances urbaines de plusieurs écrivains, philosophes, peintres ou photographes qu’il admire, de Baudelaire à Walter Benjamin en passant par Thomas de Quincey, Edgar Poe, Melville ou Miroslav Tichy. Leurs itinéraires et leurs textes alimentent le propos de Muñoz Molina, se superposent à lui et le poussent de l’avant. Le romancier les suit dans leurs déambulations, leur errance, leur misère et jusqu’à leur mort, en s’interrogeant, dans les dernières pages de l’ouvrage sur la fonction, le rôle et l’utilité de l’écriture dans une vie.

Parce qu’évidemment, ce livre est d’abord une formidable entreprise d’écriture. Émaillé de photos des écrivains qu’il évoque, ainsi que de collages qui sont tous l’œuvre de Muñoz Molina lui-même, le texte est une construction verbale vertigineuse, un montage d’une multitude infinie de voix régies par celle d’un narrateur qui lui-même parfois semble se dédoubler, parler de lui à la première puis à la deuxième personne. Et parfois à la troisième personne, comme si, par moments, il s’imaginait surpris dans ses promenades par son propre regard et se voyait à travers lui-même, comme dans un miroir, ou comme il imagine et décrit les errances de ses prédécesseurs qu’il admire.

Un promeneur solitaire dans la ville de Antonio Muñoz Molina, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Seuil, 2020, 528 p.

Récemment et admirablement traduit de l’espagnol, le dernier roman d’Antonio Muñoz Molina, Un promeneur solitaire parmi la foule est un texte aux mille facettes, qu’on lit comme on flâne au cœur de l’énorme brouhaha et de la diversité infinie des villes. L’ouvrage est le résultat d’une singulière lubie de l’écrivain, qui consiste à se promener dans les rues en collectant...

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