Critiques littéraires

J.M.G Le Clézio : Tombé en amour pour la poésie Tang

J.M.G Le Clézio remonte les traces de l’époque Tang rayonnante et cruelle, et nous invite par des chemins érudits et foisonnants à un voyage « hors de nous-mêmes », à la rencontre d’une poésie pouvant « être lue à toute époque et en toutes circonstances. Simplement pour changer d’univers ».

J.M.G Le Clézio : Tombé en amour pour la poésie Tang

Zhao Yong (1289-1369) et Zhang Wo (?-1356), La Chaumière à l'ouest des bambous (détail). Dynastie des Yuan. 87 x 727 cm, Musée provincial du Liaonong, Shenyang, Chine.

Le Flot de la poésie continuera de couler de J.M.G Le Clézio, avec la collaboration de Dong Qiang, 30 calligraphies et illustrations en couleurs (dont calligraphies de Dong Qiang et choix de peintures chinoises anciennes), Philippe Rey, 2020, 200 p.

«Je suis entré dans la poésie Tang presque à l’improviste, mais non par hasard, en lisant un poème de Li Bai, qui met face à face un homme et une montagne. » raconte J.M.G Le Clézio, prix Nobel de Littérature en 2008. « (…) Li Bai m’apportait autre chose, à quoi je n’étais pas préparé par mon éducation et par mon langage : une plénitude, une paix intérieure. Cette paix n’était pas difficile à atteindre. Il suffisait de s’asseoir et de regarder. »

Le Clézio célèbre à travers ce partage de son amour pour la poésie Tang, la posture de l’humain, impermanent et humble face à la majesté de la nature. Il est touché de retrouver ce que nous avons « désappris à voir » : « La poésie Tang – je voudrais dire toute la poésie – est sans doute le moyen de garder ce contact avec le monde réel. » Lire la poésie Tang ne donne pas au célèbre romancier l’envie de « s’extasier devant la beauté des vers », ni « de lire encore et encore », mais d’aller à la rencontre de la nature pour retrouver l’harmonie avec elle.

« Quatre cents ans avant Khayyâm, neuf cents ans avant Ronsard et Du Bellay, mille ans avant Shakespeare », la poésie Tang est celle des précurseurs « de tout ce que la littérature inventera plus tard » en Italie avec la Renaissance, en France avec la Pléiade, en Angleterre avec les romantiques, pose Le Clézio. Autour de 50 000 poèmes Tang composés par plus de 2000 auteurs différents ont été découverts.

Époque de guerres, de misères et famine pour le peuple, d’intrigues amoureuses à la cour, ou encore d’une féminisation de la société patriarcale, l’ère Tang (618-907) jouit d’un rayonnement culturel et artistique inégalé et signe les fondements de la Chine moderne. C’est le règne de la poésie : « La poésie se sécularise, devient à la fois populaire et officielle. » Dans son rapport rude à la réalité, la poésie Tang – plus lyrique qu’épique – est portée par les sentiments amicaux ou amoureux, la spiritualité, l’amour du beau, le sens du voyage, dans une attention aux dimensions surnaturelles du monde.

« Ciel toujours sombre, après fine pluie, dans mon pavillon/ C’est le jour, pourtant trop alangui pour sortir de la cour/ Alors je m’assois et regarde la mousse foncée bien mouillée/ Elle est prête à monter en moi et teindre en vert mes habits ». Wang Wei

L’art des poètes Tang est un art compact remarquable par son équilibre, doté d’une aura « contradictoire de spiritualité et de rigueur » écrit Le Clézio. C’est avec ces poètes que la forme versifiée forte d’une métrique minutieuse connaît son apogée dans la littérature chinoise. L’idéal de la poésie Tang est « le quatrain, composé de vers de sept caractères, rimés, avec rappel de rimes intérieures, et respect de l’ordre des tons ». Le Clézio relève que l’écriture chinoise a cela d’unique : « Chaque signe peut s’associer à l’autre, dans une progression linéaire, ou bien se suffire à lui-même, dans une juxtaposition statique. » Ce dynamisme interne propre à cette écriture pourrait être mis en lien avec les errances et les voyages fréquents, choisis ou subis de nombre de poètes Tang.

J.M.G Le Clézio propose avec Le Flot de la poésie continuera de couler un ouvrage d’initiation qui est aussi un double hommage : à la poésie Tang et à l’amitié qu’il cultive avec Dong Qiang, poète, calligraphe, professeur à l’université de Pékin. Leur affection commune pour la poésie Tang traverse leurs traductions originales des poèmes présentés dans cet ouvrage. Dans un dernier chapitre sobre et court, Dong Qiang effectue une saisie atypique de la poésie Tang. Par diverses strates de lecture, il appréhende la complexité linguistique lovée dans l’apparente « fadeur » de certains vers, et les énigmes révélées par des correspondances visuelles et sonores qui sont à déchiffrer. Dong Qiang souligne que dans l’écriture Tang, « la poésie existe déjà quelque part dans la nature, avant le poète et devant le poète », ce dernier ne faisant que la retrouver.

Le Flot de la poésie continuera de couler est bien une anthologie personnelle imaginée par Le Clézio et teintée de ses goûts et de l’architecture de sa pensée. Le romancier à l’âme voyageuse, aborde l’univers poétique Tang à travers maints axes thématiques parmi lesquels : le vin, la guerre, l’amour, la compassion ou encore la grâce ou la nature ; ainsi que des focus sur les poètes phares de cette époque, notamment Li Bai et Du Fu. Le Clézio s’est inspiré de plus d’une dizaine d’œuvres en anglais, en chinois et en français, parues sur la poésie Tang entre 1929 et 2019 et dont il cite les références dans une Note post-liminaire. Cette dernière laisse deviner le travail colossal, patient et passionné grâce auquel cet ouvrage s’est constitué.

Pour le lecteur intéressé par une immersion documentée dans la poésie Tang et par une approche bienveillante, commentée et parfois académique, de ses poètes, cet ouvrage est parfait. Seules les illustrations (datant de périodes diverses allant du Xe au XXe siècles) proposent un voyage flottant et atemporel. Sinon, la composition du livre ne prédispose pas le lecteur à vivre une rencontre similaire à celle que Le Clézio eut avec le poème de Li Bai. Tous les poèmes et extraits de poèmes sont insérés dans l’analyse et semblent figurer à titre illustratif. Cette présentation de la poésie, Tang ne lui confère pas toujours l’espace et la vacuité nécessaires à son déploiement.

« Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut/ Un nuage solitaire s’éloigne dans une grande nonchalance/ Seuls nous restons face à face, le Mont Jingting et moi/ Sans nous lasser jamais l’un de l’autre ». Li Bai

La poésie Tang prône l’immobilité intérieure et la disponibilité à la nature. Le Clézio rapproche ces caractéristiques de ce que Blake, Poe, Baudelaire ou Michaux, ont pu atteindre dans certains de leurs poèmes. Tombé en amour pour la poésie Tang, il garde l’esprit rivé sur son mystère et nous en transmet avec une émotion et une générosité palpables les résonances : « Nous nous sommes, en notre siècle d’uniformité culturelle, accoutumés hélas à l’affreuse notion hollywoodienne du plot – l’intrigue. Nous attendons de l’art non qu’il nous enseigne à être meilleurs, ni qu’il nous interroge, mais qu’il nous tienne en haleine, (…) qu’il nous divertisse (…). La poésie Tang recèle elle aussi une intrigue, mais ce n’est pas celle du sens. C’est la manière avec laquelle le poète, par les mots, par les sons, par les images, construit un mystère et nous invite à le résoudre. »

Le Flot de la poésie continuera de couler de J.M.G Le Clézio, avec la collaboration de Dong Qiang, 30 calligraphies et illustrations en couleurs (dont calligraphies de Dong Qiang et choix de peintures chinoises anciennes), Philippe Rey, 2020, 200 p.«Je suis entré dans la poésie Tang presque à l’improviste, mais non par hasard, en lisant un poème de Li Bai, qui met face à face un homme...
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