La frontière entre pragmatisme politique et soumission au fait accompli est très mince, très pernicieuse. Les Libanais, ou du moins une large faction d’entre eux, en savent quelque chose pour en avoir fait les frais à différentes phases de la guerre.
Depuis l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis, nombre de milieux locaux ne cachent pas leurs appréhensions quant à la stratégie que la nouvelle administration US suivra au niveau des rapports avec la République islamique iranienne et, par ricochet, le Hezbollah. Il est certes encore trop tôt pour que cette donne se décante suffisamment. Les débats semblent avoir été déjà entamés entre les ténors et les hauts responsables au sein de l’équipe du locataire de la Maison-Blanche, dont plusieurs d’entre eux occupaient des postes sensibles sous le mandat de Barack Obama. C’est dans ce cadre encore nébuleux que certaines voix commencent à s’élever ici et là pour prôner une approche « plus réaliste » vis-à-vis du Hezbollah dans la recherche d’une issue à la profonde crise socio-économique, mais surtout existentielle, dans laquelle est plongé le pays depuis plus d’un an. C’est le cas plus particulièrement du « think tank » américain International Crisis Group, présidé par le nouvel émissaire spécial de l’administration Biden pour l’Iran, Robert Malley. Celui-ci était en 2015 (sous le mandat Obama) le chef des négociateurs pour l’accord sur le nucléaire et d’aucuns lui reprochent ouvertement d’avoir des « sympathies » pour le régime iranien (à l’instar d’ailleurs de son maître à penser, l’ancien président démocrate).
Rien d’étonnant, de ce fait, que dans un rapport soumis à la fin du mois de janvier au président Biden, l’International Crisis Group suggérait qu’au lieu de « percevoir le Liban sous l’angle de l’affaiblissement du Hezbollah, les États-Unis devraient se fixer comme objectif prioritaire de renforcer l’État et d’éviter son effondrement ». « Par voie de conséquence, poursuit l’ICG, les USA devraient soutenir l’initiative française en vue de réunir tous les acteurs politiques libanais, y compris le Hezbollah, au sein d’un nouveau gouvernement (…) et encourager les alliés libanais à forger une coopération pragmatique avec leurs adversaires afin d’appliquer les mesures nécessaires au déblocage de l’aide internationale ».
Rien que le fait d’évoquer simplement une telle recommandation reflète soit une méconnaissance des réalités du « Liban profond », soit une volonté de retourner à l’ère Obama dont l’option était précisément en 2015 d’occulter totalement (en sus de la question des missiles balistiques) le problème de l’expansionnisme iranien dans les pays de la région afin d’axer la stratégie moyen-orientale US sur le seul volet nucléaire de l’accord avec la République islamique.
Dans le cas spécifique du Liban, l’idée de favoriser une approche « plus réaliste » ou pragmatique à l’égard du Hezbollah ne se limite pas à certains cercles américains. Elle fait aussi son chemin dans des milieux européens, notamment français. Elle pose à ce stade plusieurs grandes questions existentielles : de quel Hezbollah parle-t-on ? D’un parti chiite authentiquement libanais (dans sa ligne de conduite) qui s’abstiendrait (comme le réclamait l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine) de se fondre dans un grand projet transnational chiite ? ; ou parle-t-on, au contraire, d’un parti dont la doctrine – exposée brillamment par cheikh Naïm Kassem dans son ouvrage-référence sur le Hezbollah – est d’être le catalyseur de l’expansionnisme iranien ?
Le premier cas de figure implique que le parti chiite se doit de se remettre profondément en question, de faire sa propre révolution non seulement culturelle, mais surtout doctrinale, de manière à passer du statut de bras armé des pasdaran à celui de faction entretenant des rapports étroits mais non inconditionnels avec Téhéran. Le second cas de figure signifie que le Hezbollah n’a d’autre choix que de continuer à jouer le rôle d’anti-État pour torpiller l’émergence d’un État libanais crédible, souverain et capable d’engager durablement le pays sur la voie du redressement et des réformes, car un tel État est l’antithèse du projet transnational perse.
Prôner par conséquent une politique « plus réaliste » avec le Hezbollah sur la scène libanaise suppose que les décideurs internationaux se doivent de trouver le moyen de « convaincre » le parti chiite d’abandonner la seconde voie. La France, dans ce contexte, est peut-être la mieux placée parmi les grandes puissances pour « comprendre » les réalités libanaises profondes et le lourd impact qu’a sur ces réalités le fait accompli imposé par le parti pro-iranien depuis une quinzaine d’années. Se basant sur les liens ancestraux et particuliers qui lient les deux pays depuis des siècles, les Libanais ont bon espoir que la France parviendra – tout en prenant en considération ses intérêts vitaux dans la région – à mettre à profit son éventuel (et problématique) rôle privilégié pour seconder les Libanais dans leur recherche de « la » formule magique susceptible d’éviter la consolidation de l’anti-État… Car l’enjeu à cet égard est d’empêcher « la disparition du Liban », pour reprendre le terme de la sévère mise en garde lancée il y a peu par le chef du Quai d’Orsay Jean-Yves Le Drian.
commentaires (5)
La seule formule magique est d'éradiquer le Hezbollah qui est et qui sera toujours l' anti-Etat.
Achkar Carlos
19 h 12, le 02 février 2021