Saad Hariri a de quoi être inquiet. Alors qu’il ne parvient pas à remporter son bras de fer contre Michel Aoun dans la formation du gouvernement, il se trouve confronté à l’ébullition de la rue sunnite, qu’il n’arrive manifestement plus à contenir, en particulier à Tripoli. Les manifestations contre la pauvreté et le confinement qui agitent la grande ville du Nord depuis une semaine s’ajoutent à une liste d’évolutions au cours de ces dernières années qui ont contribué à fragiliser son leadership, contesté au sein même de la maison Hariri par son frère Baha’.
Au sein du courant du Futur, on ne semble pas surpris par l’explosion sociale, alors que les taux de pauvreté battent des records à Tripoli, bien que personne ne veuille en assumer la responsabilité. Mais surtout, on soupçonne certaines parties d’exploiter la souffrance de la population pour régler des comptes politiques et sécuritaires. « Ce n’est pas la première fois que quelqu’un tente de faire de Tripoli une arène de règlements de comptes locaux et même régionaux, et de dépeindre la ville comme un fief de l’extrémisme sunnite », soutient un proche de Saad Hariri. Selon lui, le Premier ministre désigné a rapidement appelé à contenir les violences, en se concertant avec les organismes de sécurité et les personnalités de la ville, pour barrer la voie aux multiples parties qui veulent ouvrir une bataille au sein de la communauté sunnite. « Ces troubles constituent une nouvelle tentative de le viser, en agitant la rue dans sa propre communauté sous le prétexte que les sunnites sont privés de leadership ou de parrain régional », ajoute ce proche de Saad Hariri, sans toutefois fournir la moindre preuve de ce qu’il avance. Les manifestations se poursuivaient hier, alors que la colère de la rue a été en plus exacerbée par la réponse répressive de l’armée, qui a conduit mercredi à la mort d’un protestataire. Jeudi, les protestations ont pris un tour plus violent et plusieurs bâtiments officiels de la ville ont été incendiés ou saccagés, comme le bâtiment municipal historique, le Sérail ou encore le siège du tribunal chérié. Dans un pays où la spontanéité des manifestations est toujours remise en question par l’ensemble de la classe politique, le proche du chef du courant du Futur accuse le Hezbollah d’avoir tenté à plusieurs reprises de s’infiltrer dans la rue sunnite notamment en finançant les bataillons de la résistance (Saraya al-Mouqawama) qui regroupent des partisans du parti chiite issus d’autres communautés.
S’il rejette pour sa part « toute théorie du complot » et admet que les manifestations sont mues par la faim, l'ancien député du Futur Ahmad Fatfat estime cependant « que d’autres parties sont entrées dans le jeu et tentent de profiter politiquement des troubles pour affaiblir Hariri dans la ville ». Une lecture de la situation que semble partager une grande partie du leadership sunnite. « Les scènes de Tripoli sont la conséquence d’une crise existentielle liée au complot iranien qui, à travers le Hezbollah, veut faire plier les sunnites après avoir réussi à contrôler une grande partie des chrétiens via son alliance avec Michel Aoun », estime l’ancien ministre de la Justice et ancien directeur des Forces de sécurité intérieure Achraf Rifi, connu pour ses critiques envers Saad Hariri.
L’ancien chef de gouvernement Nagib Mikati estime lui aussi « qu’il est clair que certaines parties incitent les gens à descendre dans la rue pour en profiter politiquement ». Il s’interroge à ce titre sur le rôle des services de sécurité qui doivent protéger la ville et estime que « l’heure n’est pas aux calculs politiques ». Vendredi, M. Mikati avait même brandi la menace d’un recours à l’autosécurité. « Si l’armée ne parvient pas à nous protéger, nous serons contraints d’assurer notre propre sécurité », avait-il dit.
« Hariri a raté une occasion en or »
Ces accusations visant à faire porter la responsabilité de l’ébullition de la rue à leurs adversaires politiques témoigne d’un grand malaise au sein de la communauté sunnite. Celle-ci traverse une grave crise dans son identité politique, alors que plusieurs figures s’en disputent le leadership, qu’elle n’a aucun projet politique rassembleur à l’échelle nationale et ne dispose plus d’appuis régionaux ou d’aides matérielles. Dans un système confessionnel où le Premier ministre doit être sunnite, Saad Hariri est contraint depuis des années de composer avec le puissant Hezbollah. Depuis son accession au pouvoir en 2009, celui qui a dirigé trois gouvernements s’est ainsi peu à peu forgé une réputation d’homme de compromis. L’homme sans qui le compromis présidentiel de 2016 n’aurait pas pu se concrétiser : fin octobre de cette année, fort du soutien de Saad Hariri (avec celui des Forces libanaises), le chef du Courant patriotique libre Michel Aoun est élu à la magistrature suprême et le leader du Futur nommé Premier ministre.
Des choix politiques vivement critiqués au sein de sa communauté et qui ont sans doute contribué à faire perdre à Saad Hariri une partie de son influence au cours de ces dernières années. La dégringolade commence en 2016 avec la défaite de la liste des partis traditionnels qu’il soutenait contre celle de la société civile appuyée par le ministre démissionnaire de la Justice, Achraf Rifi, aux élections municipales de Tripoli. Elle se poursuit avec les élections législatives du 6 mai 2018 où le courant du Futur perd le tiers de ses sièges à la Chambre, notamment en raison du changement de mode de scrutin. « Nous avions parié sur un meilleur résultat et un bloc plus large », avait-il alors admis lors d’une conférence de presse. Elle atteint son paroxysme en 2019 durant le soulèvement populaire inédit contre la classe politique qui contraint le chef du gouvernement Saad Hariri à démissionner… avant de se représenter un an plus tard comme « candidat naturel » au poste de Premier ministre. Par cette décision, « Saad Hariri a raté une occasion en or de tourner la page des compromis, ouvrant la voie à plus de marchandages politiques », estime Achraf Rifi.
« La communauté sunnite doit aujourd’hui retourner à son identité nationale et œuvrer pour le renforcement de l’État au lieu de se noyer dans les méandres des calculs personnels et d’aiguiser des divisions internes qui ne feront que l’affaiblir encore plus », dit un proche de l’ancien Premier ministre Fouad Siniora. Ce dernier a lancé récemment une initiative pour tenter de contenir les répercussions des événements de Tripoli, selon la source précitée. Il souhaite réaffirmer la nécessité de préserver l’accord de Taëf et couper court, avec certaines forces politiques chrétiennes, à toute tentative de modifier la Constitution, ce qui changerait le visage politique du pays.
commentaires (5)
Cette révolte est celle de la famine qui sévit partout dans le pays alors que nos dirigeants sont dans le déni ou tout simplement font la sourde oreille. la crise a aggravé la fracture sociale entre les politiciens corrompus et milliardaires et la population à qui l'on a tout retiré (voire volé), y compris leur dignité. J'en reviens au slogan initial de la thaoura : "kelloun yaané kelloun".
CAMAYOU / INEOS
14 h 43, le 01 février 2021