« Mais ils sont instrumentalisés par qui alors ? » Depuis le premier jour (lundi) des manifestations contre le confinement et la pauvreté qui secouent Tripoli, leur caractère spontané est remis en question dans une grande partie des débats ou analyses politiques sur la scène locale. Si la thèse d’une instrumentalisation politique, dans une certaine mesure, ne peut jamais être exclue au pays du Cèdre, cette grille de lecture témoigne également d’une forme de mépris pour les contestataires qui, bien qu’ayant toutes les raisons objectives de manifester leur colère, ne le feraient, si on en croit certains analystes, que s’ils en recevaient la consigne. Ce déni de toute autonomie politique est d’autant plus diffus que les protestations ont lieu à Tripoli, une ville qui a toujours été victime de nombreux préjugés.
Les partis politiques de la société civile et les partisans de l’intifada du 17 octobre ont exprimé à l’unisson des messages de solidarité envers les manifestants de la capitale du Nord, y voyant parfois un retour de l’élan révolutionnaire éteint par la crise économique et celle du coronavirus. Mais d’autres ont profité de ces évènements pour déverser un flot de haine sur les réseaux sociaux, se moquant des Tripolitains et de leurs conditions de vie, et expliquant que tout ce qui leur arrive est finalement de leur faute. Ces réactions sont particulièrement visibles dans les milieux aounistes. Ainsi, un compte Twitter « Nous t’aimons Gebran » (en référence au chef du CPL Gebran Bassil) a lancé un sondage intitulé : « Devrions-nous séparer Tripoli du Liban ? » Rapidement, le compte semble avoir été suspendu en raison du nombre de réactions racistes que le tweet a dû générer.
Si le Liban est un pays connu pour son hospitalité et sa chaleur de vivre, il est aussi celui de tous les racismes et xénophobies. Tripoli n’a jamais été au goût de tous, c’est le moins que l’on puisse dire. Symbolisant pour une partie de la population l’extrémisme religieux, l’archaïsme idéologique et le conservatisme le plus radical, nombreux sont les Libanais qui colportent des propos haineux contre les habitants du Nord.
La deuxième ville du pays était historiquement en compétition avec Beyrouth pour le leadership politique et économique. Forte d’un passé rayonnant, la ville refuse le mariage forcé avec la capitale lors de l’indépendance et a toujours eu du mal à trouver sa place dans un Liban fortement centralisateur. Durant la guerre civile libanaise, la réputation de Tripoli a largement souffert de la présence du Mouvement d’unification islamique (Tawhid) qui a laissé une trace indélébile dans les mentalités des habitants, particulièrement les chrétiens. Entre 2012 et 2014, des bandes organisées prennent la ville en otage alors que les clashs entre les quartiers alaouite de Jabal Mohsen et sunnite de Bab el-Tebbané se font plus réguliers en résonance du conflit syrien voisin.
« Les Beyrouthins me posent toujours tout un tas de questions sur Tripoli »
L’image d’extrémisme religieux qui colle à la peau de la ville a notamment pour conséquence de minimiser son attractivité économique et touristique. Pour Mira Minkara, guide touristique à Tripoli, il y a tout autant de conservatisme et de violence à Beyrouth que dans le nord du Liban. « Il ne faut pas oublier les bombardements, la guerre de 2006, les assassinats ciblés et les violences que Beyrouth a connus. Dans le Nord, il n’y a rien eu de tout cela, et pourtant, c’est notre ville qui est toujours stigmatisée », explique-t-elle. Conséquence de ces préjugés : l’absence flagrante des touristes à Tripoli, une ville qui renferme pourtant un héritage architectural médiéval exceptionnel. Fruit de l’ignorance, du système politico-confessionnel et de la propagande politique, dans l’esprit de beaucoup de Libanais, le Nord est un trou noir. Certains n’y ont jamais mis les pieds. Cette frontière mentale est matérialisée par le tunnel de Chekka.
« Avec mes tours, je casse les stéréotypes. Les femmes d’Achrafieh avaient des idées préconçues sur la ville, des clichés très négatifs. Ma mission est aussi de changer les mentalités », souligne Mira Minkara. Pour Malak el-Lawzy, avocate et enseignante d’arabe langue étrangère pour étudiants internationaux, cette image véhiculée par ses compatriotes est totalement insensée. « Quand nos étudiants arrivent à Beyrouth, les habitants leur conseillent de ne pas se rendre à Tripoli car ils risqueraient de se faire kidnapper ou pire... Nous recevons alors des messages d’une extrême inquiétude de leur part. »
Autre conséquence : certains Tripolitains n’osent plus revendiquer leur lieu d’origine quand ils se trouvent dans la capitale.
« Quand je suis arrivée à l’université à Beyrouth, je partageais une chambre avec d’autres étudiantes. Au moment où elles ont su que j’étais de Tripoli, leur attitude a radicalement changé. Elles me demandaient s’il y avait des constructions à Tripoli, comme si j’appartenais à un autre monde, confie une jeune femme qui a voulu garder l’anonymat. À Beyrouth, je me présente rarement au premier abord comme tripolitaine de peur d’effrayer les gens. » « Après des années de vie à Beyrouth, il faut constamment rappeler que non, Tripoli n’est pas un champ de ruine ni l’antichambre de l’obscurantisme, explique Mira Minkara. Les Beyrouthins me posent toujours tout un tas de questions sur Tripoli, comme s’il s’agissait d’un lieu qui leur était inatteignable, alors que la ville se situe à seulement 80 km de la capitale. »
Les stéréotypes qui collent à la capitale du Nord ont néanmoins été mis à mal par le sentiment unificateur porté par la contestation de 2019, et la solidarité qui s’est créée entre toutes les villes et groupes de manifestants. Durant cette période, pour beaucoup de Beyrouthins, la fracture mentale s’est effondrée. Des réseaux de solidarité entre les habitants se sont mis en place pour la première fois dans l’histoire moderne des deux villes, et le sentiment d’appartenir à la même nation a été largement partagé dans les différentes régions libanaises.
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La haine en engendre une autre et au Liban aucune région n’est à l’abri des désastres fomentés par les vendus. La solidarité et le patriotisme sont les seuls remèdes à nos souffrances collectives. Pour cela il faut une union sacrée qui se traduit sur le terrain par une aide inconditionnelle à tous les citoyens libanais en souffrance par des citoyens libanais. Ainsi nous tordrons le cou à tous les préjugés et les rumeurs de sectarisme et de divergences d’appartenance politiques qui ont ruiné le pays. En tenant les mêmes discours de racisme et de haine nous alimentons les réseaux mafieux qui n’espèrent pas mieux que de nous voir divisés pour régner. On se réveille et on sauve le pays tous ensemble l’occasion qui s’offre aux libanais pour montrer leur bonne foi ne se répétera pas et nous devons devancer les protagonistes vendus pour assister nos compatriotes. C’est un devoir.
Sissi zayyat
13 h 22, le 31 janvier 2021