Déjà confronté depuis plus d’un an à une crise économique, financière, sociale (et désormais sanitaire) sans précédent, le Liban devrait bientôt connaître une autre secousse de grande ampleur : après vingt-cinq ans d’existence, le régime de parité officielle entre la livre libanaise et le dollar devrait en effet tirer sa révérence. Dans un entretien accordé le 8 janvier dernier à France 24, le gouverneur de la Banque centrale (BDL), Riad Salamé, a ainsi confirmé que le pays se dirigeait vers un régime de change flottant administré (« managed floating rate »), c’est-à-dire restant soumis à des interventions de la BDL en cas de dévissages trop brusques. Cependant, s’il a subordonné cette réforme monétaire à la signature d’un accord avec le FMI – qui se fait attendre depuis plus d’un an –, le gouverneur ne s’est guère montré plus loquace quant au calendrier ou aux modalités précises de cette transition.
Il reste qu’il s’agit bien là d’un changement drastique de cap, tant la défense du taux de change fixe à 1 507,5 LL/USD était, jusqu’à l’explosion de la crise, considéré comme le cœur de la politique monétaire de la BDL et la principale garantie de la stabilité économique et de l’attractivité financière du pays au sortir de la guerre civile. Cette politique du taux fixe s’est d’ailleurs avérée en partie payante jusqu’au début des années 2000, dans la mesure où elle avait permis un contrôle de l’inflation tout en garantissant la confiance des agents, tant sur le plan interne qu’externe. Avec toutefois, déjà, plusieurs contraintes de taille. D’abord, ce taux de change fixe a surévalué la livre libanaise par rapport au dollar affectant significativement la compétitivité du pays à l’exportation et creusant ainsi le déficit de la balance commerciale. De plus, aucun des gouvernements qui se sont succédé n’a cru bon de tirer profit de la croissance pour développer une économie productive et moderniser les infrastructures, et se sont contentés de promouvoir les services financiers, le tourisme et l’immobilier tout en s’endettant de plus massivement en devises. Dans un tel contexte, pour financer la croissance et équilibrer la balance des paiements, le Liban n’avait donc d’autre choix que d’attirer sans cesse plus de capitaux étrangers, rémunérés à des taux élevés.
Avec le déclenchement de la guerre en Syrie en 2011 et l’afflux de plus de 1,5 million de réfugiés puis la diminution progressive des transferts de la diaspora vers les banques libanaises et la baisse des revenus de service, la balance des paiements commence à entrer dans le rouge enrayant cette mécanique sans pour autant réveiller les pouvoirs publics. Cette situation pousse alors la BDL à commencer en 2016 ses fameuses « ingénieries financières » qui, suivant un système proche d’un « Schéma de Ponzi », dope les entrées de capitaux via des taux d’intérêt extrêmement élevés tout en assurant des milliards de dollars de profits nets aux banques commerciales. Ces dernières s’exposant ainsi de manière inconsidérée vis-à-vis de l’État et de la BDL au mépris de leurs devoirs de protection de leurs clients. Résultat, lorsque survient la ruée bancaire (« bank run ») d’octobre 2019, la confiance est entièrement évaporée. La suite est bien connue : faute d’avoir pris les mesures qui s’imposaient – en adoptant notamment une loi imposant un contrôle des capitaux et en obtenant un accord avec le FMI (du fait de l’opposition des banques et du Parlement) –, le Liban se trouve désormais au bord de la faillite.
Unification nécessaire
Cette inaction et ce laxisme ont engendré un taux de chômage proche des 50 % ; près de 60 % de la population sous le seuil de la pauvreté ; une inflation moyenne à plus de 70 % ; des PME tuées par des taux d’intérêt bancaires ; et enfin une dévaluation au marché noir de plus de 500 % de la livre libanaise par rapport au dollar. De plus, l’endettement de l’État a dépassé le seuil des 92 milliards de dollars, le « déficit » à la banque centrale se rapproche des 50 milliards de dollars, et les 114 milliards de dollars de dépôts bancaires (les « lollars ») ne sont plus disponibles dans les banques (car placés majoritairement à la BDL). « Cerise sur le gâteau », la BDL ayant quasiment épuisé ses réserves utilisables en devises (17,5 milliards de dollars en excluant l’or), elle se prépare à abandonner les subventions sur les produits essentiels.
Dans ce contexte, la réforme de change annoncée par son gouverneur permettrait-elle d’éviter de sombrer encore davantage dans le chaos économique et social et une hyperinflation destructive similaire au Venezuela ? Là où la BDL a raison, c’est que le système de taux de change multiple qu’elle a laissé s’instaurer depuis plus d’un an – avec un taux officiel qui demeure à 1 507,5 LL/USD ; un taux administré pour les comptes en « lollars » à 3 900 LL et le taux du marché noir actuellement à plus de 8 800 LL – n’est plus viable et que l’uniformisation des taux est impérative. En effet, si ce système, couplé au contrôle des changes informel imposé par les banques, lui a notamment permis de ralentir la fonte de ses réserves et la fuite des devises du pays tout en imposant de facto un « haircut » indifférencié sur les détenteurs de comptes en « lollars », il rend presque impossible toute capacité de développement économique en achevant de détruire toute confiance dans le secteur bancaire et en transformant le système en une « cash economy » dissuasive pour les investissements étrangers. De plus, la disparité des taux de changes ouvre la porte à de multiples arbitrages entre les différents taux, ce qui affecte l’offre et la demande et détériore continuellement le taux de change du marché noir. Enfin, avec la levée prochaine des subventions le maintien de ce système engendrerait une spirale hyperinflationiste.
L’unification du taux de change à un taux moyen, situé entre 3 900 LL et 8 500 LL devrait donc permettre de compresser les gains provenant de l’arbitrage et baissera la pression des spéculateurs du marché noir. De plus, ce réajustement de la livre à sa vraie valeur économique (une des conditions requises par le FMI) aura plusieurs avantages comme : le contrôle du taux de change évitant l’hyperinflation, la réduction des risques de taux sur les investissements étrangers, l’amélioration progressive du déficit de la balance des payements grâce à une meilleure compétitivité à l’exportation, et un Liban moins cher donc plus attractif aux sociétés de service étrangères, et aux touristes, source directe de « fresh money ». Reste à déterminer le niveau de fixation de ce nouveau taux lors du passage au régime de change flottant administré. Même en prenant l’hypothèse d’une fixation aux alentours de 6 000 LL par exemple, cela implique le blocage d’une grande partie (environ 2/3) des réserves obligatoires de la BDL pour défendre ce taux au moment de l’introduction. Par ailleurs, cette uniformisation du taux à 6 000 LL représenterait toujours une dévaluation drastique de la monnaie impactant le pouvoir d’achat des Libanais par rapport à la situation actuelle (notamment en ce qui concerne le paiement des taxes ou des biens et services calculés en « dollar » mais actuellement facturés au taux officiel). Cette mesure devra donc s’accompagner impérativement d’un plan d’aide social complet et global avec le soutien de la Banque mondiale.
Surtout, un régime de change flottant administré est-il la meilleure solution pour le Liban ? Dans ce système, la parité monétaire est affectée essentiellement par trois facteurs : l’offre et la demande, l’augmentation du volume de la livre libanaise sur le marché et la diminution du volume de la masse de dollars dans les réserves de la Banque centrale. Le souci au Liban est que tant que le gouvernement n’aura pas mis en œuvre un certain nombre de réformes pour diminuer drastiquement son déficit budgétaire récurrent et colossal – ce qui, en admettant qu’il se décide enfin à le faire, prendra du temps – la BDL sera toujours contrainte de recourir à la planche à billets. D’autre part, tant que la confiance n’aura pas été rétablie avec un plan solide de redressement économique, le déficit de la balance de paiement mettra du temps à se résorber et demandera une utilisation des réserves en monnaie étrangère de la banque centrale. Dans les deux cas, ceci mettra la pression sur le taux livre/dollar et obligera la Banque centrale à le réajuster vers le haut, avec le risque d’entretenir à nouveau la spirale inflationniste.
Caisse d’émission
Une alternative qui permettrait d’endiguer le problème de l’hyperinflation, tout en s’avérant plus complexe à mettre en œuvre sur le plan politique et social, serait l’utilisation d’un système de caisse d’émission (« Currency Board System ») pour stabiliser le taux de change. Dans ce régime monétaire, notamment adopté par Hong Kong (en 1983), la Bulgarie (en 1997) ou la Lituanie (idem), la parité reste strictement fixée par rapport au dollar. Autrement dit, toute impression de la livre libanaise serait interdite par la loi tant que sa couverture en dollar n’est pas garantie par des réserves de change équivalentes. Concrètement, cela implique la perte de contrôle de la politique monétaire par la Banque centrale et, dans le cas du Liban, on pourrait même envisager, pour renforcer la confiance, de l’attribuer à un comité ad hoc dont l’existence, l’indépendance et la neutralité sont garantis par la loi. L’État n’ayant plus accès à la planche de billet pour couvrir son déficit, sera donc obligé d’exécuter les mesures nécessaires de restructuration de fond (à commencer par celle d’Électricité du Liban) pour combler son déficit annuel et/ou sera obligé de faire les ajustements et les réformes fiscales et économiques permettant de lutter contre le déficit en livre libanaise. Cela entraînera une stabilité monétaire et un regain de confiance dans le système financier, tout en contribuant au rééquilibrage de la balance des paiements, en engendrant une « désinflation » jusqu’à la stabilisation des prix des produits à leur valeur optimale.
Si ce système nous semble donc plus adapté à la crise monétaire libanaise, il est certain qu’il devra faire l’objet de négociations avec le FMI – indispensable pourvoyeur de fonds pour sa mise en œuvre – dans la mesure où ce dernier tend, « par défaut », à privilégier le passage à un régime flottant dans son « package deal ». Par ailleurs, en dépit de ses avantages certains sur l’inflation, la confiance et la croissance à court terme, il n’est pas exempt de défauts et semble mal adapté à une économie en forte croissance. La solution idéale consisterait donc à ne l’appliquer que de manière transitoire et sur une courte période (allant de 1 à 4 ans), afin de profiter de ses effets positifs à court terme. Une fois que l’inflation sera jugulée, que la balance des paiements sera équilibrée et que la croissance retrouvera un rythme conséquent, le Liban pourra alors remplacer ce système par celui envisagé par la BDL.
Il reste que le système de caisse d’émission ne répondrait qu’à la crise monétaire inflationniste, mais en aucun cas à la totalité des problématiques de la crise libanaise – comme par exemple le problème de la dette de l’État, de l’impossibilité de retirer des devises des comptes en « lollars », des pertes de colossales de la BDL et des banques ou encore de la restructuration de ces dernières. L’adoption de ce régime transitoire devrait donc être nécessairement accompagnée d’un éventail d’autres mesures en accord avec le FMI telles qu’un plan de restructuration bancaire, une solution à la crise financière et enfin un plan de redressement économique et social. S’il n’existe aucun régime monétaire parfait ni de solution magique aux crises multiples que traverse le Liban, il est capital d’ouvrir le débat en mettant tout sur la table, plutôt que de s’en remettre aveuglément à des autorités politiques et monétaires qui nous ont conduits droit vers l’abîme.
Expert financier, diplômé d’Harvard et ancien directeur général de l’Arab Bank à Genève.
Une analyse très intéressante et détaillé. Le scénario du "Currency Board System" n'a pas produit que des bons effets, loin de là. Il était à l'origine de la crise en Argentine. Il avait crée un blocage de l'économie et de son système de paiements. Il avait certes stabilisé l'inflation, ainsi que le taux de changes, mais il a plombé la compétitivité et a provoqué une récession majeure. Il était présenté comme le modèle miracle au début des années 90 et il a fini par provoquer la plus grande crise de l'histoire de l'Argentine en 2001.
20 h 15, le 31 janvier 2021