
Photo d’illustration : Archives AFP
Longtemps, les étrangers visitant le Liban étaient impressionnés par l’utilisation du dollar dans les transactions courantes, l’adresse des Libanais à passer alternativement de la livre libanaise au dollar américain et par la présence dans leurs dépôts bancaires de devises de tous les pays. Depuis près d’un an, ce qui faisait figure d’exception apparaît désormais comme une aberration, ce qui faisait admiration suscite la commisération. Afin de comprendre comment on en est arrivé là et ce qui peut être fait, une petite rétrospective s’impose.
Jusqu’à ce qu’il est convenu d’appeler la révolution du 17 octobre 2019, le dollar était ce que l’on peut appeler une monnaie paranationale dans le cadre d’une double circulation monétaire. Dans les échanges internes, elle était la monnaie de référence. Les dépôts auprès des banques libanaises étaient à plus de 65 % en dollars, plus de 90 % des prêts au secteur privé étaient en dollars, les transactions d’importance étaient en dollars, une partie substantielle des engagements futurs (pensions, assurances, etc.) était en dollars. Les banques libanaises créaient ainsi des dollars offshore (dollars libanais) dans la mesure où les dépôts ainsi créés dépassaient les avoirs en dollars détenus par ces banques libanaises auprès de banques américaines ainsi que les réserves en dollars de la banque centrale (BDL). Ce mécanisme de création monétaire est très proche de celui qui a toujours existé sur le marché des euro-dollars (soit les dépôts en dollars dans des banques hors des États-Unis).
Schizophrénie monétaire
Néanmoins, l’endettement de l’État, actuel et potentiel, était surtout en livres libanaises. Tout comme les salaires du secteur public, les retraites, les dettes de l’État à l’égard des hôpitaux, des écoles subventionnées, etc. Cette double circulation était fluide. La livre libanaise était solidement arrimée au dollar. La parité monétaire est restée stable pendant plus de 20 ans. Les Libanais en tiraient une très grande fierté bien que la défense de cette parité obligeât à détenir des réserves de change, stériles pour l’économie nationale, équivalentes à une fois le PIB. Pendant toute cette période, le Liban pensait en dollar et rêvait en livre. Les causes de cette schizophrénie monétaire sont à la fois historiques et structurelles. Durant la guerre civile, en près de 15 ans, le dollar s’était apprécié mille fois par rapport à la monnaie nationale, l’inflation avait suivi, les épargnes des Libanais en livres avaient disparu. Ce souvenir, toujours présent, a conduit les Libanais à se fonder dans leurs calculs économiques sur la principale monnaie internationale. En outre, l’économie nationale – si ce n’est le Liban même – est très fortement globale et intégrée. Les importations représentaient au Liban plus du tiers du PIB. Le Liban était la plateforme pour un certain nombre d’entreprises régionales, voire internationales. Des Libanais sont partout dans le monde et gardent des liens plus ou moins forts avec le Liban, soit qu’ils y ont leur famille, soit qu’ils y conservent des biens et soit qu’ils lui maintiennent de l’affection. Cette « étrangeté » a mené à une innovation spontanée et proprement libanaise. En effet, le dollar du Liban a fait l’objet d’une véritable politique monétaire nationale. Les autorités monétaires dirigeaient les taux d’intérêt internes en dollars, la masse monétaire en dollars. Elles disposaient, et ont utilisé sur cette monnaie internationale traitée localement, de tous les instruments d’une politique monétaire classique : réserves obligatoires, taux directeurs et opérations d’« open market » (soit les interventions de la Banque centrale pour fournir ou retirer des liquidités aux établissements financiers). Il existait un véritable marché monétaire interbancaire ainsi qu’un mécanisme de compensation. Elles ont pu également bénéficier d’un seigneuriage légèrement limité. Par le biais des réserves obligatoires en dollars, la Banque centrale a pu disposer d’un financement à un faible coût. Le seigneuriage s’est évidemment appliqué sur la seule monnaie scripturale et non sur la monnaie fiduciaire.
Depuis octobre 2019, cet édifice étrange s’est effondré. Il vacillait déjà depuis 2011, début de la guerre civile en Syrie. Les taux d’intérêt, tant en dollar au Liban qu’en livre, avaient flambé. Les dépôts auprès des banques libanaises fuyaient vers des cieux moins orageux. En trois ans, ils avaient diminué de l’équivalent de 40 % du PIB. En octobre 2019, un contrôle des capitaux officieux s’est établi, les banques libanaises n’ayant pas une liquidité internationale suffisante n’étaient plus en mesure de transférer à l’étranger ce que leurs clients leur demandaient. La BDL, n’ayant pas non plus la capacité tout à la fois de soutenir un État géré de manière approximative, un déficit de la balance des paiements, un secteur bancaire attaqué et une économie très affectée par les soubresauts régionaux, s’est contentée de soutenir l’État. La crédibilité des piliers nationaux s’est effondrée. En six mois, la valeur de la livre a été divisée par cinq ; le dollar libanais, par deux ; plus de la moitié des transferts internationaux effectués ces dernières semaines passent désormais, selon nos estimations, par des changeurs ; la bancarisation, qui était l’une des plus fortes de la région, est en fort recul ; les clients utilisent de moins en moins les chèques et les cartes de paiement et de plus en plus les billets de banque ; les crédits bancaires ont baissé de 40 % ; le chômage a dépassé les 50 % de la population active alors que le secteur public, notoirement inefficace, emploie aujourd’hui la moitié des personnes ayant encore un emploi. Pour ne rien arranger, les cours de change se sont multipliés : officiel, subventionné, « gris-noir », noir, « noir-noir ». Tous ces cours fluctuent de façon erratique et pas toujours à l’unisson. La misère s’est installée et la famine point.
Stabilité
Dans ce contexte d’effondrement généralisé, quelle devrait être la première étape d’un redressement ? D’aucuns estiment qu’il s’agit de restaurer les finances de l’État, d’autres de faire rendre gorge aux profiteurs, prévaricateurs et corrompus ; certains, moins nombreux, de rendre l’État plus efficace et la nation plus morale. Sans dénier l’importance de tout ce qui précède, nous pensons qu’il faut d’abord retrouver une certaine stabilité monétaire. Sans stabilité, les agents économiques sont dans l’incapacité d’établir des relations de long terme, les transactions deviennent extrêmement coûteuses et le rétablissement illusoire.
La Banque centrale doit reprendre son rôle d’emprunteur et de prêteur en dernier ressort ainsi que de « Market Maker » pour la monnaie. Il est difficilement concevable pour l’économie de subsister avec une multitude de cours de change, les échanges se faisant en grande partie auprès de changeurs, certains sous le manteau. Les banques doivent récupérer leur fonction de canal principal de la liquidité.
Pour cela, la BDL devrait réunir ses moyens réserves de change (20 milliards de dollars, selon ses statistiques), réserves en or (15 milliards de dollars) et en consacrer un tiers à défendre une parité évolutive (« crawling peg ») entre le dollar libanais et le dollar international (par exemple 30 % pour commencer) et une autre entre la livre et le dollar libanais (par exemple 4 000 livres pour un dollar libanais). La Banque centrale devrait également effectuer une politique de relance qui, ne pouvant se fonder sur une baisse des taux d’intérêt, doit se faire par des allègements des ratios réglementaires. En effet, la BDL impose un plafond de 2 % aux banques libanaises sur la rémunération des dépôts de leur clients en dollars à moins d’un an. De telles dispositions devraient mener progressivement vers une réappréciation du dollar libanais pour atteindre au bout de 3 ans une parité de 1 dollar libanais pour 90 cents américains. En affichant clairement les intentions, en réalisant fidèlement le programme d’appréciation du dollar libanais, la BDL corrigerait les anticipations qui deviendraient positives et ainsi pourrait reconstituer ses réserves de change au fur et à mesure du retour à la normale. À terme, il n’est peut-être pas nécessaire de conserver deux monnaies nationales, et abandonner la livre au profit du dollar libanais permettrait une stabilisation plus rapide du taux de change.
Par Jean-François GOUX
Professeur émérite d’économie à l’Université Lumière – Lyon 2.
Par Riad OBEGI
Président-directeur général de la banque BEMO.
- BEDDE BEYDTEN CHOU HAOON ? - DOLLAR. - ANA BEDDE BEYD JEYJE MA BEYD TRUMP.
13 h 56, le 26 juillet 2020