L’armée a commencé à distribuer les aides promises en toute discrétion

Les aides en espèces promises par le gouvernement aux familles les plus démunies du pays ont finalement commencé à être distribuées en début de semaine, ont confirmé des responsables militaires autorisés à L’Orient-Le Jour. Ces aides d’un montant de 400 000 LL par foyer, soit 45 dollars au taux de change du marché noir, sont destinées à alléger le poids du confinement pour 235 000 familles vivant dans la précarité et disséminées aux quatre coins du Liban. La distribution de ces montants intervient à l’heure où la grogne populaire connaît une recrudescence ces derniers jours, notamment à Tripoli, face au reconfinement strict et à la dégradation de la situation économique.

« La distribution a commencé lundi dans toutes les régions et devrait se poursuivre jusqu’au 15 février », indique une source militaire sous le couvert de l’anonymat. Ces aides sont gérées par l’armée, selon une liste fournie par le gouvernement. L’opération se déroule à travers un mécanisme similaire aux distributions, l’année dernière, d’allocations en espèces lors du premier confinement décrété par les autorités. Ce sont également les mêmes foyers qui sont à nouveau ciblés. Si l’armée assure avoir commencé les opérations dès lundi, elle a été particulièrement discrète à ce sujet. Aucune campagne de communication n’a été lancée pour le moment, à l’heure où des centaines de manifestants investissent les rues de Tripoli tous les soirs, depuis lundi, pour dénoncer la dégradation de leur situation et appeler les responsables à distribuer les montants promis. Plus de 300 personnes ont été blessées depuis le début de la semaine dans la grande ville du Nord, les manifestations ayant pris une tournure violente. Un jeune Tripolitain est décédé hier matin des suites de ses blessures. « L’armée est en train de prendre contact avec les familles concernées et ces dernières viennent toucher les montants qui leur sont alloués dans nos bureaux », poursuit le militaire, qui ne fournit pas d’indications sur le nombre de personnes ayant récupéré les aides jusqu’à présent. Le gouvernement avait annoncé il y a une dizaine de jours qu’il distribuerait 400 000 LL à 235 000 familles pour alléger les conséquences sociales des mesures du reconfinement strict imposé du 14 janvier au 8 février.

Les critères de sélection

Pour sélectionner les familles ciblées par les aides en espèces, les autorités avaient procédé l’année dernière à un recoupement de données récupérées auprès du ministère des Affaires sociales ainsi que des différentes municipalités du pays. « Nous avons fourni au gouvernement nos listes sur les familles vivant dans l’extrême pauvreté », explique Assem Abi Ali, représentant du ministère des Affaires sociales auprès de la Banque mondiale. « Les autorités ont ensuite récupéré les données des personnes en situation de handicap, et celles de 105 000 familles recensées par les municipalités en avril dernier sur la plate-forme Impact », ajoute-t-il.

Pour mémoire

Confinement : 355 000 foyers attendent les maigres aides de l’État libanais

En avril 2020, les municipalités avaient reçu à travers cette plate-forme des demandes de soutien de la part de 467 000 familles vulnérables. Ce nombre ayant été jugé au-delà des moyens des autorités, les demandes ont été filtrées selon plusieurs critères et 105 000 foyers avaient été retenus au final. « Les familles sélectionnées sur cette plate-forme étaient celles qui avaient au moins trois enfants mineurs, celles où il y avait des personnes âgées de plus de 75 ans ou encore celles où les personnes en charge sont des femmes seules. Les foyers avec un membre handicapé ou souffrant d’une maladie chronique, ainsi que les familles nombreuses avec une seule personne qui travaille ont également été inclus », souligne Assem Abi Ali. « À cette liste, le gouvernement a ensuite ajouté les familles des enfants inscrits dans les écoles publiques, les chauffeurs de taxi et les victimes des mines. Les responsables ont finalement fourni à l’armée une liste de 235 000 foyers », ajoute-t-il.

Un haut gradé au sein de l’armée contacté par L’OLJ révèle par ailleurs qu’au moins 20 000 nouveaux foyers ont sollicité le gouvernement au cours des dernières semaines pour être inclus dans le programme d’aides, ce qui pourrait faire grimper le nombre des familles soutenues à près de 250 000. « Ces personnes ont directement sollicité l’armée, les municipalités et même le ministère de l’Intérieur. Le gouvernement va essayer de débloquer de nouveaux fonds pour les aider », souligne ce militaire.

75 % des Libanais classés « vulnérables »

La paupérisation au sein de la société libanaise est telle que le ministre des Affaires sociales, Ramzi Moucharrafié, avait révélé dans une interview télévisée cette semaine que seuls 25 % des Libanais pouvaient aujourd’hui se passer des aides sociales.

« Le nombre de personnes qui basculent dans la pauvreté est en croissance permanente », prévient Assem Abi Ali, qui explique que les chiffres fournis par le ministre sont tirés d’une récente étude de l’Organisation internationale du travail et de l’Administration centrale pour les statistiques, relevant de la présidence du Conseil des ministres. « 75 % des Libanais sont aujourd’hui vulnérables, ajoute ce responsable. Et si les subventions de la Banque du Liban (sur les produits de première nécessité) sont levées, il faudra que les autorités puissent aider ces personnes-là à subvenir à leurs besoins. À ce moment-là, seulement 25 % de la population pourra continuer à couvrir ses besoins sans avoir recours aux aides sociales », ajoute-t-il.

Assem Abi Ali rappelle que le ministère des Affaires sociales a obtenu dernièrement l’accord de la Banque mondiale pour un prêt de 246 millions de dollars qui seront versés aux ménages les plus précaires, sous forme de transferts d’argent et d’accès aux services sociaux. Sauf que le lancement de ce programme d’aides reste tributaire de l’aval du Parlement.

« La peur de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins est de plus en plus élevée parmi la population », note pour sa part Nasser Yassine, professeur de politique et de planification et dirigeant de l’Observatoire des crises à l’Université américaine de Beyrouth. Il rappelle que selon les Nations unies, 23 % de la population libanaise vivaient dans l’extrême pauvreté en 2020, contre 8 % en 2019.

« Nous n’avons pas beaucoup de détails sur la pauvreté au niveau régional, mais il est clair que dans les endroits où il y a beaucoup de personnes qui occupent des emplois informels, comme à Tripoli par exemple, il faut s’attendre à une paupérisation plus élevée que la moyenne nationale, surtout après le confinement », explique M. Yassine.