Le parti pris du silence adopté par Fadi Sawan pourrait toutefois lui porter préjudice. Les anciens ministres inculpés ont eu beau jeu de politiser l’affaire et Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter de déposer un recours pour suspicion légitime auprès de la Cour de cassation. En attendant le verdict de celle-ci, l’enquête est au point mort.
« Quelqu’un qui ne remettra pas en cause le système »
Rien ne prédisposait Fadi Sawan, qui n’a pas donné suite aux sollicitations de L’OLJ, à se retrouver ainsi sur le devant de la scène. Son parcours professionnel mais aussi son caractère l’avaient plutôt destiné à une carrière sans turbulences, discrète, uniforme, presque effacée. Né en 1960, cet ancien de l’Université Saint-Joseph a plus de trente ans de métier dans la magistrature. Avocat général puis juge d’instruction à Baabda, il est depuis 2009 juge d’instruction près le tribunal militaire, et depuis 2018 premier juge d’instruction par intérim de ce tribunal, où il a développé une expertise dans les affaires de terrorisme, dans lesquelles il a rendu des centaines de verdicts. « Le poste qu’il occupe est conforme à une évolution de carrière normale, c’est une bonne indication quant à son absence de connexions politiques », estime un juge sous couvert d’anonymat.
Ce poste, il le doit notamment à son goût pour la discrétion. Il a été sélectionné après que Samer Younès, qui était au départ le favori de la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm, ait été écarté. Ayant la réputation d’être grande gueule, intransigeant et inébranlable, le juge Younès ne faisait vraisemblablement pas l’affaire pour ce dossier que l’ensemble de l’establishment politique redoute au plus haut point. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont 8 des 10 membres sont nommés par décret en Conseil des ministres et dont les décisions doivent être prises à la majorité, a rejeté les trois premiers noms proposés par la ministre, avant d’accepter celui de Fadi Sawan. « Ils ont choisi quelqu’un qui ne remettra pas en cause le système en place », affirmait en août dernier au CDL Nizar Saghiyé, directeur exécutif du Legal Agenda. Officiellement, Samer Younès aurait été écarté en raison de son jeune âge, alors que Fadi Sawan appartient à la vieille garde. Mais d’autres sources judiciaires soulignent que le procureur général près la Cour de cassation et numéro deux du CSM Ghassan Oueidate a eu une influence décisive sur le processus de nomination, celui-ci étant par ailleurs le beau-frère de Ghazi Zeaïter.
Fadi Sawan avait l’avantage d’avoir un profil plus « contrôlable ». Du moins sur le papier. « Sa longue carrière au tribunal militaire a fait de lui, bon gré mal gré, un juge à l’écoute des services de renseignements de l’armée en qui il avait confiance ainsi que dans le parquet militaire dans son ensemble dont il contestait rarement les décisions ou l’influence », raconte un avocat qui fait partie de ce groupe de juristes qui contestent, depuis des années, l’existence même de cette juridiction d’exception. Il reproche notamment à Fadi Sawan le fait de ne s’être jamais rebellé contre les directives des renseignements de l’armée et de suivre plutôt fidèlement l’orientation du parquet militaire. « Bien qu’il ait le profil d’un magistrat correct et probe, il n’est pas connu pour avoir mené de vraies batailles pour faire triompher le droit », confie un juriste qui a souhaité garder l’anonymat. « Il pourrait remettre en cause les verdicts du parquet militaire, mais il se plie le plus souvent à l’avis du ministère public et n’a pas pour habitude de demander des compléments d’enquête ou d’élargir les chefs d’accusation », déclarait en août dernier Nizar Saghiyé.
Arme à double tranchant
Alors qu’il instruisait l’affaire de Alaa Abou Fakhr, ce jeune contestataire abattu par un soldat le 12 novembre 2019, Fadi Sawan avait donné l’ordre de libérer le colonel Nidal Daou, proche du PSP, soupçonné d’avoir donné l’ordre à son subalterne de tirer. Cette libération avait provoqué à l’époque la colère des milieux contestataires et de l’opinion publique. « Il n’a toujours fait que son travail de juge consciencieux, ni plus ni moins. C’est ce que l’on attend de n’importe quel juge respectable », défend un de ses proches amis. Autre tache sur son CV : l’affaire Qabr Chmoun, éminemment politique, qui opposait le camp du député Talal Arslane (proche du CPL) à celui de Walid Joumblatt, après de fortes tensions ayant fait deux morts. Fadi Sawan s’était désisté de l’affaire suite aux injonctions du ministre de la Justice de l’époque, Salim Jreissati, connu pour avoir un grand ascendant sur certains magistrats.
Depuis qu’il est en charge d’instruire l’enquête du port, Fadi Sawan bénéficie de larges prérogatives en matière d’arrestation, de libération et de qualification du crime. Il est le seul à les exercer sans qu’il n’y ait de possibilité de faire appel pour contester ses décisions. Le secret de l’instruction devient ainsi une arme à double tranchant, lui permettant de ne pas rendre de comptes sur sa manière de procéder.
Aussi bien l’homme que sa stratégie ne font pour le moment pas l’unanimité. Mais dans le monde judiciaire, ils sont nombreux à vouloir faire bloc pour le soutenir dans ses décisions, dans l’objectif de défendre l’indépendance de la justice face aux pressions politiques. « Fadi Sawan n’est pas seul dans cette bataille. Il sait très bien qu’il est appuyé par la société civile, le barreau, le club des juges et le patriarche. Tous l’encouragent à poursuivre sa mission avec indépendance et témérité et à divulguer les vérités sur cette affaire du siècle », assure Antoine Sfeir, avocat et professeur de droit. « Le courage dont a fait preuve Fadi Sawan résulte de tout ce mouvement public autour de ce procès », renchérit Nizar Saghiyé. Sera-t-il en position d’aller au bout de sa mission ? Ce sera d’abord à la Cour de cassation d’en décider, en rendant ou non un avis favorable à son désistement. « La Cour ne peut se permettre aucun faux pas et ne pourra recommander son désistement que si elle détient des preuves tangibles sur des fautes professionnelles qu’il aurait commises », dit un magistrat ayant requis l’anonymat. Si elle rend une décision en ce sens, la ministre de la Justice et le CSM seront chargés de désigner un nouveau juge pour mener l’instruction. De quoi donner lieu à un nouveau bras de fer, susceptible de retarder encore un peu plus l’affaire. « S’il est remplacé, le dossier risque d’être enterré », estime Antoine Sfeir. Et s’il décidait lui-même de jeter l’éponge? L’homme serait de caractère tenace, selon ses proches. Pas du genre à fléchir, s’il est convaincu d’une chose. On raconte même qu’il aurait promis à William Noun, le frère de Joe, le pompier décédé en mission lors de l’explosion du 4 août, d’aller au bout de sa mission. « Je m’appelle Sawan (silex). Comme cette pierre, je ne céderai devant rien », lui aurait-il glissé.
Tout cela finira par la formation d’un comité Théodule !
19 h 17, le 08 janvier 2021