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Lifestyle - Photo-roman

« Il n’avait rien à Noël, tu peux le croire ? »

Alors que la pandémie rugit, le fossé se creuse entre ceux qui croupissent dans les hôpitaux et ceux qui veulent continuer à faire la fête et « allumer le feu »...

« Il n’avait rien à Noël, tu peux le croire ? »

Photo G.K.

Il n’avait rien. Rien, elle insiste, en levant ses yeux mouillés au ciel, des fois que là-haut il aurait une réponse. Il n’avait rien. Rien du tout, me jure-t-elle, une photo de lui à l’appui, sa bonne mine, son sourire de joue en joue, ses bras entourant ses petits-enfants la veille de Noël. Il n’avait rien, il y a à peine 10 jours. « Contrairement à toute sa famille, il n’était pas diabétique. Il n’était pas en surpoids, ne fumait pas, ne mangeait pas forcément gras, passait son temps dans les arbres, je ne comprends pas. Il était en forme, on venait à peine de faire ses examens cardiaques et le médecin avait été surpris de l’état de son cœur. Un cœur de jeune homme, il nous avait même dit. D’ailleurs, tous les matins à 7h, c’est lui qui allait sur la place du village faire les emplettes de la maison. Il avait peur que je m’expose. Alors il faisait les courses à ma place. C’est peut-être comme ça qu’il l’a attrapé, et qu’il est décédé… » Le 31 décembre, réveil avec un poids sur les bronches. Le soir, impossible pour lui d’aligner deux inspirations. Sirènes d’ambulances. Soins intensifs. Respirateur artificiel. Trois jours plus tard, embolie pulmonaire. Fin de l’histoire.

Jamais aussi proches

Parfois, entre deux phrases hachurées de larmes, le masque de Madame J. tombe. « Madame, relevez-le, il faut faire très attention. » Mais Madame J. dont le nez surgit du masque ne veut rien entendre, maintenant qu’elle a réalisé que même celui éternellement vissé de son mari n’a pas empêché que le « sale virus », comme elle l’appelle, ne l’emporte. « Il n’avait rien à Noël, tu peux le croire ? » Aussitôt, dans ma tête, je fais instinctivement la liste des proches que j’ai vus depuis Noël, ma tante, ma mère, ma grand-mère et je reprends les maux de chacune, le cœur, le cholestérol, la tension artérielle, en me demandant qui sera frappé, qui est déjà avalé par la vague sans le savoir. J’ai peur. À mesure que je prends mes distances d’elle, Madame J. me raconte qu’elle n’a pas eu le droit d’aller tenir la main de son mari, de lui envoyer à manger ou même de venir le regarder de loin.

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« J’ai eu beau supplier, je n’ai même pas pu le visiter à la morgue. » J’ai vu sa détresse se chercher des mots et ne trouver que moi dans cette supérette de montagne. Je ne connaissais pas Madame J., mais elle a tenu à se confier à moi. Pourtant chacun de ses mots, chacune de ses éruptions de colère, me semblaient si familiers tant le pays en est plein. Plein de ces gens suffisamment lésés, humiliés, meurtris et à qui il ne manquait plus qu’une pandémie rugissante pour compléter le chapelet de leurs malheurs. « Je te parle comme à mon petit-fils. Prends soin de ta famille, tes proches, tes grands-parents. Sois prudent. On oublie à quel point la vie est précieuse, et pour quoi ? » m’a-t-elle dit en partant, avec une bienveillance qui m’a froissé le cœur. Le jeune caissier avait porté les sacs de Madame J. et l’avait raccompagnée chez elle.

Dans les fêtes à côté

Là, dans un moment d’émotion, dans un élan d’optimisme idiot, je me suis dit : Peut-être que cette pandémie aura du bon. Peut-être que d’une certaine manière, elle réparera nos liens sociaux que nos seigneurs de guerre se sont acharnés à étioler. Peut-être que nous n’avons jamais été aussi proches que depuis cette interdiction de nous toucher. Que dalle. Il m’a suffi de regarder autour, dans cette minuscule épicerie de montagne où quelques imbéciles, agglutinés sans masques autour du stand d’alcool, détaillaient à haute voix le programme de leur soirée. Des DJ jusqu’à pas d’heure, de la musique, des cotillons. « Ra7 en walle3a », on va allumer le feu, j’ai cru rêver. Je les ai imaginés, quelques heures plus tard, entassés les uns sur les autres, à faire la fête, en prenant leur bêtise pour du courage. J’ai pensé, crédulement, aux serveurs de ces établissements, à ces employés responsables du nettoyage, à ces valets parking, à ces hôtesses, qui sont partagés entre rester chez eux et crever de faim ou sortir travailler et crever du virus.

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J’ai pensé, naïvement, à ces infirmières et infirmiers, ces médecins, ces aides-soignants qui se retiennent d’embrasser leurs enfants depuis voilà presque un an parce qu’il y a encore des écervelés qui ne pensent qu’à une chose : allumer le feu. J’ai pensé au visage de Monsieur J., sous respirateur, et tous ceux qui comme lui verront leur mort au détour d’un stand de supermarché où s’agglutinent une bande d’adolescents sans masques. J’ai pensé aux parents et grands-parents de ceux qui sont rentrés pour Noël rien que pour faire la fête – comme si le cœur y était –, infecter leur famille, les laisser croupir dans des hôpitaux où tout manque, où très bientôt on devra coucher les malades dans des couloirs et même rejeter certains cas, et puis rentrer dans leurs pays où les gouvernements ont tout prévu pour la crise. Où sont passés tous ces slogans d’entraide sociale, de civilité, de solidarité et de conscience collective que vous vous êtes plu à instagrammer en octobre 2019 ? Au même titre que nos politiciens, un jour, l’histoire se rappellera de vous. Elle dira que ces gens n’auront pas sacrifié une minute de joie pour sauver leur pays.

Il n’avait rien. Rien, elle insiste, en levant ses yeux mouillés au ciel, des fois que là-haut il aurait une réponse. Il n’avait rien. Rien du tout, me jure-t-elle, une photo de lui à l’appui, sa bonne mine, son sourire de joue en joue, ses bras entourant ses petits-enfants la veille de Noël. Il n’avait rien, il y a à peine 10 jours. « Contrairement à toute sa famille, il...

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Et oui, les irresponsables et les cretins polluent notre société. Ignorance, individualisme et manque de considération pour les autres, voilà leurs valeurs. « Ils allument le feu » pendant que d’autres mettent leur vie en danger pour soigner les malades Covid-19 +. Ces imbéciles ont toujours existé mais pas en cette proportion délirante...

mokpo

06 h 17, le 05 janvier 2021

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Commentaires (1)

  • Et oui, les irresponsables et les cretins polluent notre société. Ignorance, individualisme et manque de considération pour les autres, voilà leurs valeurs. « Ils allument le feu » pendant que d’autres mettent leur vie en danger pour soigner les malades Covid-19 +. Ces imbéciles ont toujours existé mais pas en cette proportion délirante...

    mokpo

    06 h 17, le 05 janvier 2021

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